INTRODUCTION
La lutte pour la société communiste et la réalisation de formes embryonnaires de relations communistes ne constituent pas un processus linéaire. La classe prolétarienne développe des relations sociales communautaires et égalitaires dans sa lutte contre le capitalisme, chaque fois qu'il s'agit d'une lutte directe, dans laquelle tous décident et pensent en commun les étapes à franchir. Ces nouvelles relations sociales tendent naturellement à se développer sous la forme de nouvelles relations de production. En ce sens les travailleurs prennent en
charge la production dans les entreprises dans lesquelles ils luttent, et cherchent à l'orienter selon de nouveaux critères qui évoluent et se développent au long des phases historiques de la lutte du prolétariat mondial.
Mais, pour que de telles relations sociales se transforment effectivement de relations de lutte en nouvelles relations sociales de production il faut que l'organisme complexe et centralisé du capitalisme contemporain soit attaqué en son coeur propre, c'est-à-dire que la lutte se développe mondialement pour attaquer le marché capitaliste mondial. Sinon la concurrence capitaliste mondiale impose à ces entreprises ou groupes d'entreprises, isolés, les critères courants du marché capitaliste, et la gestion cesse de s'effectuer selon les nouveaux critères égalitaires pour revenir à une gestion de type capitaliste. Jusqu'à maintenant, comme nous le savons, l'internalisation des processus révolutionnaires a été réduite et de toute façon jamais suffisamment durable pour mettre en cause radicalement le marché mondial. C'est pourquoi les luttes prolétariennes se sont présentées avec deux grandes facettes : d'un côté, développant dans leurs formes de lutte directe de nouvelles relations sociales; de l'autre, se rapportant du point de vue économique au capitalisme dominant et, donc, se soumettant économiquement au marché capitaliste mondial.
Soyons clairs : il ne sert à rien de critiquer une lutte ouvrière parce qu'elle finit pas s'insérer économiquement dans le capitalisme, comme le font généralement les groupes critiques élitistes du mouvement ouvrier. L'internationalisation de la révolution ne dépend pas de la volonté des ouvriers considérés isolément mais de conditions objectives complexes, de la possibilité de crises simultanées du système capitaliste hautement intégré, de la nécessité d'unifier les rythmes différents des luttes sociales dans les différents pays. Et il est clair que le prolétariat ne peut pas rester les bras croisés quand les conditions de cette internationalisation ne sont pas réunies. Quand les ouvriers en lutte assument la gestion dans leur entreprise ils développent - et ceci se produira toujours inéluctablement - les nouvelles relations sociales créées dans le processus de la lutte pratique, en le; élargissant au processus même de travail. C'est le sens initial de la tant débattue autogestion.
Si le processus révolutionnaire ne s'internationalise pas et si le marché mondial impose, au moyen des lois de la concurrence, le type capitaliste de gestion, alors cette autogestion dégénère plus ou moins rapidement pour revenir à une gestion capitaliste ou à une gestion capitaliste faite par les ouvriers, en général bureaucratisés et éloignés de la masse de leurs anciens compagnons. Ceci est la dialectique par laquelle les nouvelles relations sociales produites dans la lutte pratique et directe contre le capital s'étendent ou reculent. C'est pour-nous ne pouvons pas analyser ce processus selon des critères monolitiques, modèles dogmatiques d'analyse. Le faire serait nous condamner à ne rien comprendre aux processus réels de lutte, et prêcher dans le désert. Mais il est clair que pendant que certains préfèrent comprendre réellement les luttes, les prêcheurs dans le désert existent toujours.
Toutes les luttes prolétariennes doivent être étudiées sous le double aspect que nous venons d'énoncer. Ces deux aspects s'articulent dans une relation très instable, et, l'avance ou le recul du processus révolutionnaire consiste finalement dans la prédominance d'une de ces formes sur l'autre. Aussi, n'importe quelle étude de la Réforme Agraire doit l'envisager sous deux points de vue : comment le capitalisme dominant a profité ou non de la réforme agraire, sous son aspect économique, et aussi comment elle s'est insérée économiquement dais le capitalisme : d'un autre côté, les aspects par lesquels la réforme agraire a dépassé toutes les limites de la société capitaliste par la constitution de nouvelles relations sociales, communautaires et égalitaires, qui sont, dans leur forme embryonnaire, une promesse du futur. Nous analyserons en .2e partie le premier des aspects énoncés, et aborderons ensuite, en 3` partie l'autre aspect et son articulation avec le premier. Dès maintenant, et pour que cette question soit absolument claire, nous faisons remarquer que par Réforme Agraire nous entendons toujours la lutte que les salariés ruraux de la zone des latifundia ont lancée spontanément dans la continuation de revendications déjà très anciennes et d'un processus de lutte aux traditions très profondes. C'est pourquoi nous n'irons pas chercher la réforme agraire dans les
I - L'agriculture avant la réforme agraire
C'est la Réforme Agraire et non le 25 avril qui a marqué une coupure décisive dans l'agriculture portugaise.
I.I. L'insuffisance de la production agricole par rapport à l'augmentation de la consommation.
La caractéristique la plus visible de l'agriculture portugaise a été l'incapacité traditionnelle de la production agricole à satisfaire l'augmentation de la consommation interne. Dans la période comprise entre les années 1959-1961 et 1970-1972 le Produit Agricole Brut, en termes réels, n'a augmenté que d'environ 1 % annuellement. Cette stagnation de la production agricole a eu comme conséquence l'augmentation de l'importation des produits agricoles qui n'a pu être compensée par l'augmentation des exportations. Ce fut un facteur très important pour le déséquilibre de la balance'commerciale, et donc à l'origine d'un des graves problèmes de l'économie capitaliste portugaise actuelle.
1.2. La stagnation de l'agriculture.
La situation de l'agriculture portugaise pouvait se définir en un mot : stagnation.
1.2.1. Aspects statistiques
de la stagnation de l'agriculture.
En comparant la production agricole avec la production industrielle on voit que, en termes réels, le Produit Agricole Brut a augmenté au taux de 0,8 % entre 1957 et 1971 et le Produit Non-Agricole Brut, dans la même période, s'est développé au taux,sle 11,2 %. Entre 1960 et 1972 la production industrielle a augmenté annuellement du même montant que la production agricole pendant toute cette période.
La stagnation a aussi été remarquable quant à chacun des secteurs de l'agriculture et de l'élevage dans la production totale. Ce profil pratiquement inaltéré de la composition de la production agricole révèle une structure de production incapable de correspondre aux nouveaux types de demande déterminés par l'industrialisation qui, entre-temps, s'était accélérée.
Cette stagnation impliquait une productivité très textes des lois, ni dans les tentatives (réussies ou non) de contrôle de la part des syndicats ou des partis. Ces aspects ne caractérisent pas la vigueur de la réforme agraire mais en marquent les limites ou au moins les limites que les divers secteurs politiques des classes dominantes voudraient voir exister et s'efforcent d'imposer.
Il n'en reste pas moins curieux de remarquer que tant les défenseurs du capitalisme d'Etat (du type de l'URSS, de la Chine ou de l'Albanie, à l'ombre de laquelle se réfugient aujourd'hui les maos comme des orphelins), que certains courants qui se prétendent libertaires mais sont en réalité et très profondément anti-prolétaires, vont chercher la réforme agraire dans les textes des lois ou dans les manoeuvres des syndicats, pour la louer ou pour la critiquer. Ce qu'il y a de commun dans ces positions apparemment si opposées est leur profond élitisme : les uns autant que les autres ont une méfiance absolue dans les capacités du prolétariat; seulement les partisans du capitalisme d'Etat prétendent enchaîner les prolétaires aux technocrates triomphants, alors que ces pseudo-libertaires élitistes prétendent substituer le mouvement révolutionnaire du prolétariat par la contestation diffuse de mauvais étudiants, technocrates frustrés.
basse et qui croissait très lentement. En 1957 la population active agricole correspondait à 42 % de la population active totale et produisait 25 % du Produit National Brut; au début des années 70 la population active agricole représentait un peu plus de 30 % de la population active totale et produisait environ 15 % de Produit National Brut.
La productivité est une relation entre le producteur et le produit dans laquelle les moyens de production sont l'élément décisif. Sous cet aspect le retard était très grand. En 1968, environ 20 % des exploitations agricoles n'utilisaient aucun engrais. Entre 1956 et 1972 le nombre des tracteurs a augmenté dans un pourcentage peu supérieur à celui de l'ensemble de l'Europe occidentale; mais, comme le point de départ était très bas (5 000 tracteurs en 1956) ceci a seulement signifié que la situation de grand retard s'est maintenue. En 1968, seulement 20 % des exploitations recouraient à l'usage de tractions, et seulement 2 % d'entre elles en possédaient ; les autres les louaient. Une situation de type similaire existait pour le reste des machines agricoles.
Cette grande déficience dans l'utilisation des machines et des engrais chimiques nous permet de mettre le doigt sur la plaie: la stagnation du secteur agricole au Portugal était due principalement au caractère rétrograde des propriétaires terriens. Contrairement aux capitalistes industriels qui développèrent leurs secteurs de production en cherchant un profit maximum, les propriétaires terriens se sont satisfaits de formes archaïques d'exploitation et ont maintenu leurs rendements stagnants. Pourquoi.?
1.2.2. Aspects sociaux et politiques de la stagnation de l'agriculture.
Commençons par voir le régime de la propriété agricole. (Comme les statistiques portugaises sont très irrégulières quant aux informations qu'elles fournissent sur la propriété agricole, et ne donnent des indications plus régulières qu'au sujet des exploitations, nous parlerons toujours de ces dernières mais sans oublier qu'elles ne correspondent pas toujours aux propriétés : une propriété peut se répartir en plusieurs exploitations et, d'un autre côté, une exploitation peut avoir à sa tête un fermier.)
A cause de facteurs historiques séculaires, le régime agraire portugais se répartissait dans un grand nombre d'exploitations agricoles de très petite superficie et dans un petit nombre de latifundia qui occupaient la grande partie de la superficie cultivable.Entre ces deux extrêmes, les exploitations de dimensions moyennes ont connu un développement réduit. Comme le montre le tableau suivant :
Cette polarisation s'accentue encore plus en sachant que les exploitations de plus de 1.000 ha détiennent presque la moitié de la superficie occupée par les exploitations de plus de 100 ha. A l'autre extrémité, il est important de savoir que 67 % des exploitations de moins de 20 ha (occupant 57 % de la superficie détenue par cette catégorie d'exploitations) destinait sa production à l'auto-consommation et non au marché.
Un ensemble de facteurs relativement récents explique le maintien de cette situation traditionnelle : Se développant avec un grand retard, le capitalisme industriel portugais avait besoin de réunir un certain nombre de conditions optimum pour lui faciliter une accumulation rapide de capital et accélérer la formation des grands groupes monopolistes. L'Etat à joué un rôle décisif dans ce processus et le salazarisme y a acquis sa fonction historique. Le démarrage industriel dans un pays au capitalisme retardataire fut permis par le contexte international des années trente avec la rétraction économique des pays les plus développés et la possibilité de renforcer les barrières douanières et, ensuite, grâce aux bénéfices résultant d'une avantageuse situation de neutralité pendant la seconde guerre mondiale. Mais, au-delà de cette conjoncture internationale, il fallait encore l'accumulation de grands profits à l'intérieur. A cause de la basse compétitivité du capitalisme portugais, de tels profits considérables résultèrent surtout du processus d'orientation basée fondamentalement sur des bas salaires requiert deux grands types de conditions: conditions politiques — destruction des syndicats revendicatifs et illégalisation des grèves, persécution des activistes prolétariens et des partis politiques, principalement ceux à base ouvrière. Conditions économiques — la répression, si elle peut faire baisser les salaires à un moment donné, ne peut pas en elle-même les maintenir à un bas niveau; pour ceci il fallait que les biens de consommation courante soient maintenus à un bas prix. Comme la consommation du prolétariat portugais était très limitée, ceci signifiait essentiellement une politique de bas prix agricoles.
Pour éviter que ne résulte de cette orientation un conflit grave entre les industriels, dont les profits augmentaient, et les agriculteurs, qui voyaient les leurs diminuer ou demeurer stagnants, on a prétendu compenser la fixation des prix agricoles par la concession de subsides aux agriculteurs. Mais, si ce moyen permit une certaine stabilité de leurs revenus il empêcha l'essor de la production agricole et sa modernisation. La principale fonction du crédit agricole durant toute la période du salazarisme fut de maintenir les revenus des propriétaires agricoles, nommément des latifundiaires, qui pouvaient le plus faire pression sur l'appareil d'Etat et les institutions de crédit. Seul un faible pourcentage des petites exploitations agricoles a recouru au crédit.exploitation interne du prolétariat portugais (en plus de l'ultra-exploitation des travailleurs des colonies) donc des bas salaires. Une A long terme, pourtant, cette politique de bas salaires a eu pour conséquence la stagnation du marché interne. L'agriculture fut la plus durement atteinte par cette situation, puisqu'elle produisait fondamentalement pour le marché interne. De là s'ensuivit une fuite de capitaux du secteur agricole où avait lieu un véritable désinvestissement; pourtant les latifundiaires ne réussirent pas à transférer leurs capitaux dans des investissements industriels car ils n'avaient pas la capacité économique suffisante pour concourir avec le capital financier et industriel. Le caractère parasite des latifundiaires en a été encore plus accentué. D'un autre côté, cette stagnation de l'agriculture écarta le capital industriel et financier des investissements agricoles, éloignement qui fut encore consciemment promu par le salazarisme pour éviter les conflits à l'intérieur de la classe dominante. Les investissements agricoles du capital industriel et financier ne se dirigèrent pas au Portugal mais aux colonies.
Les tensions résultant de cette situation étaient flagrantes et s'aggravèrent avec le progrès économique. Y a contribué le grand essor migratoire des années soixante et soixante dix, qui, joint à la mobilisation des trois guerres coloniales, a conduit à une forte augmentation des salaires surtout ruraux. L'expansion de l'industrie vers de nouveaux endroits, alors exclusivement ruraux, a eu aussi un effet de hausse sur les salaires agricoles. D'un autre côté, l'industrie en expansion avait besoin d'élargir le marché interne ce qui exigeait une agriculture moderne et non stagnante. Finalement, le grand bond inflationniste, qui, au-delà des facteurs internationaux déterminants ne fut pas étranger à la propre stagnation de la production agricole face à l'accroissement de la demande interne, a compromis gravement l'équilibre entre latifundiaires et industriels au sein de la classe dominante. Ces contradictions étaient arrivées à une situation presque explosive pendant le gouvernement de Marcelo Caetano, et encore ici le 25 avril est venu résoudre des problèmes pressants des capitalistes portugais.
I.3. La diversification sociale du monde rural selon les régions.
La distribution de la propriété dans le pays n'est pas homogène. Quant à leur dimension, les exploitations agricoles se répartissent en trois grandes zones:
Au sud du Tage, une zone dans laquelle la grande et très grande exploitation à la prédominance absolue, et le nombre de petites et moyennes exploitations est restreint. Dans cette vaste zone se concentrent 30 % des salariés ruraux de tout le pays, dans un pourcentage relativement à la population active agricole très supérieur à la moyenne nationale. Entre le patron et les propriétaires agricoles, il n'y avait pas la masse des petits et moyens paysans, et donc, c'était une région traditionnelle de conflits sociaux très aigus.
Une bande littorale qui s'étend de façon presque ininterrompue de la frontière nord au Tage, a comme caractéristique la prédominance de la petite exploitation, en second lieu la grande exploitation; l'exploitation moyenne étant à un rang très inférieur.
Dans une autre bande, qui s'étend dans la partie nord du pays, .dans le sens Ouest-Est, depuis certaines zones du littoral jusqu'à la frontière Est, prédominent les exploitations moyennes, tout de suite suivies par les petites et en dernier lieu, les grandes exploitations.
Dans ces deux dernières zones il y a un équilibre relatif entre le nombre des salariés ruraux et le restant de la population active agricole et, en plus, beaucoup de ces salariés sont aussi à certains moments, exploitants de petites parcelles. Il n'y a pas ici de polarisation de la société rurale entre le propriétaire et les prolétaires, et il se développe une hiérarchie plus ou moins graduelle de propriétaires qui dilue une partie des antagonismes dans un tissu d'intérêts réciproques et de commerce mutuel. Cette action délayante des luttes sociales sera plus grande dans la troisième zone indiquée où les petites et moyennes exploitations prédominent, et moindre dans la seconde où les moyennes exploitations, en pourcentage plus réduit, exercent une fonction de tampon moins accentué. Cette seconde zone est moins conservatrice, et si elle ne connaît pas les luttes des salariés agricoles, elle voit des luttes constantes entre les petits et grands paysans, et entre les propriétaires et exploitants. (Il y a encore des cas particuliers qui ne s'encadrent dans aucune de ces zones, comme l'Algarve, sur la côte sud, et de certains départements dans le Nord intérieur).
Il ne faut pas non plus oublier que la société rurale n'est pas isolée de l'industrielle. Au nord du Tage les liens entre le monde de l'industrie et celui de la campagne sont très étroits, dans la seconde zone mentionnée. Dans une même famille on rencontre des ouvriers industriels et des petits ou moyens exploitants agricoles, et la grande dispersion de l'habitat de cette zone fait que le prolétaire habite dans une exploitation agricole. Parfois, le prolétaire travaille dans les champs, pendant la fin de semaine ou partie de l'année. Si ces liens avec la petite et moyenne exploitation peuvent avoir une influence conservatrice sur le comportement du prolétariat industriel, il n'est pas moins certain que son expérience comme ouvrier dans l'industrie a décidément contribué à miner les liens conservateurs de la société rurale.
Toutefois, il ne fait aucun doute que c'était dans la zone latifundiaire au sud du Tage que la polarisation sociale était la plus intense et les luttes de classes les plus radicales. (A suivre)
João BERNARDO
SPARTACUS - Socialisme et Liberté - Mensuel n° 98- octobre 1978 - R 11