* Ancien Maoïste, ancien membre du PSD (Partido Social Democrata) de centre droit et
Biographe du dirigeant Stalinien Álvaro Cunhal.
Faire le bilan de l'historiographie des mouvements sociaux au Portugal,
et tout particulièrement de l'historiographie ouvrière, c'est d'abord
suivre les vicissitudes de l'histoire portugaise contemporaine. Le
Portugal contemporain s'est forgé d'abord à travers une longue guerre
civile entre libéraux et absolutistes, ensuite à travers le conflit
idéologique, politique et militaire entre monarchistes et républicains,
puis à travers les longues années de la dictature de Salazar et de
Caetano, et enfin, à travers les tumultes du 25 avril 1974. La
révolution industrielle a été un phénomène tardif, qui ne s'est jamais
présenté comme une véritable révolution, mais plutôt comme une lente
croissance industrielle.
Du point de vue social, l'Ancien
Régime a disparu avec les guerres napoléoniennes (que nous appelons les
«invasions françaises ») et les révolutions libérales du premier tiers
du XIXe siècle. En revanche, l'avènement du prolétariat industriel ne
s'est fait qu'un demi-siècle plus tard. Cette histoire économique et
sociale,marquée par des processus initiaux à peine comparables aux
modèles européens, contraste avec le caractère tumultueux de l'histoire
politique. Ceci a placé les contemporains dans la nécessité de
«problématiser » le Portugal. « Expliquer », « comprendre » le Portugal
est ainsi devenu, depuis Oliveira Martins (1849-1894), le programme qui a
passionné les historiens portugais dans leur dessein d'aller plus loin
dans l'analyse de la spécificité du cas portugais.
L'avènement même des
études ouvrières est lié au souci de comprendre quelle était la «
modernisation » possible au Portugal et, en particulier,quel rôle la
classe ouvrière, en tant que classe produite par l'industrie moderne et
le capitalisme, aurait à jouer dans la destinée nationale. Les
polémiques sur le libéralisme et le socialisme, sur la nécessité des
réformes ou l'inévitabilité de la révolution, ont représenté, à tour de
rôle, des façons de reprendre cette problématique, à laquelle l'histoire
sociale ainsi que l'histoire des idéologies et des organisations de
classe offraient une nouvelle contribution.
C'est ainsi que
l'historiographie ouvrière au Portugal s'est toujours rattachée
davantage à la politique, au sens large du terme, qu'au développement
propre de la connaissance historique universitaire. Ceci explique que sa
périodisation recoupe presque totalement les événements politiques qui
ont aidé à l'écrire, tantôt en la mettant en valeur, tantôt en la
refoulant. Le premier essor des grèves, l'impact de la Commune de Paris,
la création du Parti socialiste, vont révéler, dans 1*décennie de 1870,
qu'il existait, au Portugal aussi, un prolétariat agent.
Autour de lui, de ses idées et de ses organisations, qui prétendaient
expliquer ou seulement exprimer le sens de son action, il se produisait
une « histoire » dont il fallait désormais comprendre les effets. En
1896, Silva Mendes a publié le premier essai d'exposé des principes de
l'anarchisme, auquel s'ajoutait une esquisse d'histoire concrète du
mouvement ouvrier portugais, alors dans sa vingtième année (1). Ouvrage
pionnier, il reste une tentative isolée pour dépasser les besoins
immédiats du mouvement au cours d'une période difficile de l'action
ouvrière.
Ce n'est donc qu'en 1905-1906 que le mouvement
ouvrier et la « question sociale » ont reçu, pour la première fois, un
traitement systématique de la part des milieux universitaires. Quatre
synthèses historiques et doctrinaires ont été alors publiées par Luis
Gonçalves, J. Campos Lima, Fernando Emídio da Silva et José Lobo d'Avila
Lima (2). Deux d'entre eux ont continué à s'intéresser à l'histoire et à
l'action ouvrières : Campos Lima, un universitaire anarchiste qui a
accompagné et soutenu les luttes ouvrières pendant toute sa vie; et
Emidio da Silva, qui a consacré une partie de ses travaux au mouvement
social au cours de sa carrière de professeur d'université.
L'intérêt grandissant pour les thèmes sociaux au début du XXe siècle
s'explique en partie par l'influence du positivisme et du mouvement
républicain, dont le radicalisme a conduit à des positions de franche
sympathie avec les luttes sociales, le socialisme, voire l'anarchisme. Les besoins du Parti républicain en matière d'agitation et
d'organisation l'ont amené à soutenir les mouvements de grève et les
organisations ouvrières. Cette alliance pratique, souvent consolidée à
travers les liens communs avec la franc-maçonnerie et d'autres
organisations secrètes, a poussé les républicains à s'intéresser à la
«question sociale » et à publier dans leur presse des articles sur ce
qu'ils nommaient « la destinée du prolétariat ».
Du côté des
monarchistes, on décèle aussi une certaine préoccupation à l'égard des
questions sociales. Il s'agissait pour eux d'essayer d'éviter, au moyen
d'une politique paternaliste et réformiste, la convergence entre la
lutte politique des républicains et les conflits sociaux. Le
destinataire privilégié de ces efforts des monarchistes était le Parti
socialiste. Enfin, comme toile de fond de cet intérêt grandissant porté à
la classe ouvrière et à son action, on doit mentionner l'attention avec
laquelle l'intelligentsia portugaise de l'époque suivait les conflits
sociaux en Europe, ainsi que les développements du mouvement socialiste
international, en particulier les succès de la social démocratie
allemande.
Dans l'ensemble, les ouvrages publiés autour de
1905 représentent un tournant dans l'historiographie ouvrière au
Portugal. Malgré les limitations de leurs sources et les répétitions
dues à l'utilisation des mêmes matériaux, malgré la faible élaboration à
laquelle ils ont soumis ces matériaux, ils représentent néanmoins la
première somme de documents et de renseignements que nous possédons sur
les débuts du mouvement ouvrier portugais. En outre, ces ouvrages ont
été capables de faire les distinctions nécessaires sur les tendances et
les orientations du mouvement, ce qui rend aujourd'hui encore leur usage
obligatoire. Leurs objectifs universitaires, ainsi que leur allure
idéologique, en font aussi des témoins irremplaçables de la pensée
dominante de l'époque. En particulier, ils témoignent du paternalisme
bienveillant et réformateur des dernières années de la Monarchie,
caractérisé par la distinction nette entre les « bons » ouvriers, qui
méritaient le souci réformateur du pouvoir, et les « mauvais » ouvriers,
en particulier les agitateurs anarchistes, qui en revanche n'appelaient
que le châtiment. Seul Campos Lima échappe à cette tendance, en
exprimant une compréhension interne au mouvement, plus proche des
objectifs des luttes ouvrières, ce qui s'explique du fait de son rôle de
militant anarchiste.
Pour la nouvelle classe dirigeante
républicaine, la sauvegarde du régime devient la question prioritaire,
et les conflits sociaux sont vus par elle comme devant se subordonner
aux besoins du régime révolutionnaire. Aussi va-t-elle conduire au
divorce grandissant et de plus en plus sanglant entre les nouvelles
autorités politiques et le mouvement ouvrier organisé. Celui-ci était
désormais dominé par les syndicalistes révolutionnaires, qui faisaient
depuis 1908 une propagande intense de leurs principes et qui avaient
trouvé dans la vague de grèves de 1910-1912, et la répression qui s'en
est suivie, le terrain le plus fertile à la consolidation de leur
influence face à un Parti socialiste timide et gêné par son alliance
avec les républicains.
Dans ce contexte hautement conflictuel,
sans commune mesure avec les temps de la Monarchie, la « question
sociale » a pris des allures subversives. Les républicains se sont
convaincus que seul le contrôle direct sur les organisations ouvrières
leur permettait de poursuivre une politique sociale. C'est ainsi que,
paradoxalement, il faudra attendre la période de déclin du mouvement
ouvrier, vers le milieu des années 1920, lorsque le coup d'Etat
anti-démocratique était déjà en cours, pour qu'une nouvelle tentative de
synthèse de l'histoire ouvrière surgisse.
Les seules
exceptions importantes au silence qui a caractérisé la période
républicaine sont l'ouvrage de F. Emidio da Silva sur les grèves et la
suite de monographies — succinctes, mais bien documentées— parues au
Boletim do Trabalho Industrial (3) créé en 1906 auprès du ministère des
Travaux publics, du Commerce et de l'Industrie. Le livre de F. Emidio da
Silva (4), écrit tout de suite après la grande vague de grèves de
1910-1912, représentait une tentative sérieuse d'interprétation du
phénomène des grèves dont la signification dans la vie de la jeune
République était évidente. Bien qu'il s'agisse surtout d'un simple
recueil systématisé des informations fournies par la presse, il n'en
révèle pas moins les préoccupations de rigueur méthodologique de
l'auteur, ce qui a fait pendant longtemps de cet ouvrage, publié en
1913, le seul traitement statistique des grèves au Portugal élaboré
correctement. Quant au
Boletim do Trabalho Industrial, résultat de
l'intérêt porté à la fin de la période constitutionnelle monarchiste à
la vie ouvrière, il représente la source documentaire la plus importante
dont nous disposions pour toute l'époque qui s'écoule jusqu'en 1926.
Les travaux disponibles pour la période républicaine sont redevables de
l'effort de collecte et de systématisation de la génération de 1905. Il
s'agit de tentatives, réalisées vers la fin de la période démocratique,
en vue d'établir un bilan de l'action ouvrière au cours de ces armées,
avec le but évident d'en dégager les « leçons » exigées par une
conjoncture dont l'issue se montrait de plus en plus obscure. C'est dans
ce sens que vont les articles, les chronologies et les nécrologies
publiées par Alexandre Vieira dans l'
Almanaque d'A Batalha en 1926 et
par Manuel Joaquim de Sousa dans son livre
O sindicalismo em Portugal
(5) en 1931. Tous les deux sont écrits par des militants ouvriers qui
ont joué un rôle très important dans l'histoire de cette période qui
commence en 1908 et qui s'écoule, à travers les tumultes de la
République, jusqu'aux débats entre les communistes et les
anarcho-syndicalistes pour l'hégémonie sur l'organisation ouvrière, avec
pour toile de fond les menées anti-démocratiques qui ont conduit au
coup d'Etat militaire du 28 mai 1926.
Qu'il s'agisse de Vieira
ou de Sousa, ils ont tous les deux l'intuition que l'on a atteint un
tournant dans l'histoire du mouvement ouvrier. Ils n'en saisissent pas
encore toute l'ampleur, mais ils n'en ressentent pas moins l'épuisement
des tactiques antérieures et le besoin de les renouveler. Manuel Joaquim
de Sousa, en particulier, cherche à justifier a posteriori ses
positions polémiques à l'égard des communistes et des syndicalistes
révolutionnaires. Cependant, bien que les textes eux-mêmes ne
l'affichent pas clairement, c'est dans le sens d'un bilan critique et
justificatif que leurs lecteurs vont les interpréter, ainsi que le
montrent les débats, certes amputés par la censure de la Dictature,
qu'ils ont suscités. Ils représentent donc le contrepoint justificatif
de la seule synthèse auto-critique d'un autre militant anarchiste de
l'époque, le livre d'Emilio Costa
O Sindicalismo independente (1931)
(6).
L'ouvrage de M. Joaquim de Sousa a été le premier et le
seul du genre. Au cours des quatre décennies suivantes, on ne publiera
que des mémoires fragmentaires, des petites études documentaires et
biographiques, la plupart du temps sous la forme d'articles de
circonstance ou de notices nécrologiques, toujours soigneusement
expurgés de toute allusion au mouvement des grèves ainsi qu'à l'action
des partis et des organisations se réclamant de la classe ouvrière.
Parmi les auteurs de ces documents, on compte essentiellement d'anciens
dirigeants syndicalistes et anarchistes. Ce sont eux, avant tout, qui
s'efforcent de transmettre la mémoire d'un passé voué chaque jour à un
plus grand oubli, en sauvegardant des documents et des témoignages. Ils
ne l'ont pas toujours fait d'une façon isolée, ainsi que le montre le
projet collectif, malheureusement avorté, d'écrire dans les années 1940
une histoire du mouvement ouvrier portugais. Certains cercles
restreints, tel le milieu des typographes, ont beaucoup fait pour
conserver cette mémoire. C'est ainsi que la conscience de devoir rendre
compte de ses actes historiques a poussé des hommes comme Alexandre
Vieira à publier tardivement le rapport de sa mission en URSS (7), alors
que le syndicat qui l'y avait envoyé avait été dissous depuis longtemps
par la Dictature...
Il faut cependant mentionner une autre
cause de l'oubli dans lequel tombaient peu à peu les luttes ouvrières
des années 1910 et 1920. En effet, l'hégémonie grandissante du Parti
communiste sur les milieux ouvriers et intellectuels de l'opposition au
régime de Salazar a isolé les syndicalistes et les anarchistes qui
avaient représenté la force dominante du mouvement dans le passé.
Pendant les combats idéologiques très durs des années 1930, les
communistes ont jeté un voile d'ignorance de plus en plus complet sur
une période qui leur paraissait parsemée d'
« erreurs » et dont la
tradition ne leur disait rien qui vaille. Les seules interprétations sur
la période faites à la lumière des positions du PCP sont dues à Bento
Gonçalves, qui a rédigé une esquisse du mouvement ouvrier de 1871 aux
années 1930 à l'usage interne du Parti (8). Écrit en prison, dans de
très mauvaises conditions d'accès aux sources, ce texte garde beaucoup
d'intérêt en tant que tentative de légitimation de l'action des
communistes face à la tradition anarchiste et syndicaliste.
Au
cours du salazarisme, contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres
régimes autoritaires proches, comme l'espagnol, les doctrinaires
corporatistes ne se sont nullement souciés de l'histoire ouvrière
passée. L'historiographie de l'Estado Novo s'est davantage préoccupée de
l'étude des corporations médiévales, afin de restaurer ou d'inventer
tout un folklore de symboles et de blasons pour ses « syndicats
nationaux », que d'un passé ouvrier dont le souvenir la gênait. Les
idéaux corporatifs n'admettaient pas la possibilité de l'autonomie
ouvrière et, de même que le Statut du Travail National avait aboli les
syndicats indépendants, on tâchait d'« abolir » aussi l'histoire de
l'action ouvrière indépendante. Il faut cependant, pour comprendre
pleinement ce qui s'est passé sous la Dictature, tenir compte du rôle
décisif joué par la censure préalable à toutes les publications. Il ne
s'agissait pas seulement d'empêcher les références publiques à
l'histoire ouvrière portugaise — ce qui lui aurait permis de survivre en
tant, que contre-histoire dans la résistance à la Dictature —, mais
encore, en abolissant toute allusion au conflit dans la parole parlée ou
écrite, d'abolir, en fait le conflit en tant que possibilité de la
pensée elle-même. C'est ainsi qu'une génération entière a tout
naturellement « oublié », dans les années 1940 et 1950, qu'il y avait eu
au Portugal des grèves, des partis politiques, des révoltes, dans un
passé chronologiquement proche mais idéologiquement lointain. Ceci n'est
pas propre aux sympathisants du régime, ou encore aux citoyens
apolitiques, mais concerne, aussi les opposants de gauche. Une anecdote
significative: lorsqu'en 1943 le PCP a réalisé son premier Congrès
clandestin, aucun des membres présents ne savait que le Parti avait tenu
précédemment deux Congrès, en 1921 et en 1926, et celui de 1943 a été
connu pendant longtemps comme le premier Congrès du Parti...
Mais ce blocage de la mémoire ne peut pas être uniquement imputé à la
censure et à la répression. Il a été également favorisé par la
disparition physique de la génération de transition des années 1930, qui
comprenait les militants formés au cours des dernières années du régime
républicain et des premières années de la Dictature. Le gouffre de la
Guerre civile espagnole, du camp de concentration du Tarrafal dans
l'archipel du Cap-Vert et de la diaspora de l'exil et l'émigration a
littéralement englouti ces hommes.
En outre, les intellectuels engagés
dans l'opposition à la Dictature subordonnent le choix de leurs thèmes
de recherche à la mythologie politique dominante. Aussi les historiens
de l'opposition s'entêtaient ils à présenter l'expérience de la Première
République comme un exemple de vertus démocratiques, lancée dans une
oeuvre de réformes sociales hardies que seule l'action putschiste de
1926 avait empêché de se réaliser. Dominée par le souci de trouver dans
le passé une image diamétralement opposée à la Dictature,
l'historiographie d'opposition n'était pas intéressée à se pencher sur
des luttes sociales qui révélaient la nature anti-ouvrière des
gouvernements républicains. Enfin, les besoins mêmes, de l'unité
d'action politique contre la Dictature rendaient inopportunes les
références à un passé gênant, marqué par les divisions et par la
violence verbale et physique des affrontements entre les différentes
fractions républicaines.
Il n'est donc pas surprenant que lorsque s'est
développé, au début des années 1970, un nouvel intérêt pour l'histoire
portugaise contemporaine, et en particulier l'histoire ouvrière, les
travaux qui ont paru alors se dressent contre les silences à la fois de
la censure salazarienne et de l'opposition traditionnelle. Un processus
de mutation politique avait eu lieu dans la décennie antérieure
qu'accompagnait un mouvement de renouveau des générations. Jusqu'alors,
la seule tradition politique étrangère au pouvoir était celle de
l'opposition : un mélange du programme frontiste du PCP avec quelques
concessions aux secteurs plus modérés, anciens républicains et futurs
socialistes.
L'isolement politique créé par le régime dictatorial avait
été très efficace, en empêchant les grandes polémiques qui ont traversé
le mouvement ouvrier européen et la pensée socialiste de parvenir au
Portugal. Entre le début des années 1930 et la fin des années 1960,
pendant près de quarante ans, la seule référence constante de la pensée
politique portugaise d'opposition était le marxisme du Parti communiste.
Ce désert idéologique contraste avec l'intensité des débats et la
mutation politique postérieures à Mai 1968, au cours desquels la
découverte de la « contemporanéité » a ouvert le chemin à l'histoire
ouvrière et à l'attention à la conflictualité sociale.
Les premiers
livres d'histoire sociale publiés dans les années 1970 ont eu un impact
considérable. Bien que rapidement saisis par la police, ces ouvrages ont
connu une diffusion importante, souvent au moyen de circuits de vente
alternatifs, liés au mouvement étudiant, aux coopératives, et à quelques
cercles ouvriers de gauche. Ils apportaient à leurs lecteurs un
sentiment de surprise en reconstituant le « chaînon manquant » de
l'histoire portugaise récente, tout remplissant, dans les
circonstances de l'époque, une fonction d'agitation politique et
idéologique. En effet, ces livres n'ont pas été sans contribuer à fonder
le contre-mythe de la radicalité et de la combativité de la classe
ouvrière portugaise, en contraste avec sa passivité apparente pendant la
Dictature.
Les études alors publiées par César Oliveira,
Carlos da Fonseca et José Pacheco Pereira (9), ainsi que les manuscrits
et les mémoires inédits de militants ouvriers tels que José da Silva et
Alexandre Vieira, parus en même temps, ont mis en évidence le fait que
la tradition ouvrière portugaise était bien plus diversifiée qu'on ne le
pensait jusqu'alors. Ils ont aussi contribué à lancer un mouvement
culturel et politique de découverte de l'histoire portugaise
contemporaine en dehors des sentiers battus du manichéisme dominant.
C'est un élan semblable qui a animé toute une génération de chercheurs
exilés, notamment Manuel Villaverde Cabral, Fernando Medeiros et Joao
Quintela (10). En revanche, s'il est vrai que l'oeuvre de ces historiens
a pu se poursuivre en exil et se donner des buts plus amples, la fin du «
printemps » qui a suivi la mort politique de Salazar, avec l'avènement
de Marcelo Caetano, a empêché les chercheurs qui se trouvaient à
l'intérieur du pays d'aller plus loin dans leurs projets.
Comme les auteurs de 1905 et de 1926, les chercheurs de 1971 risquaient
de recommencer éternellement une tâche sans continuité ni fin. Leurs
conditions de travail étaient non seulement mauvaises, mais encore
dangereuses : en 1970, le fait de demander dans une bibliothèque
portugaise un journal appelé
O Comunista, par exemple, ne mettait pas
seulement en danger le demandeur, mais encore l'existence même du
journal jusqu'alors oublié par les censeurs des bibliothèques... Des
conditions de travail aussi précaires ne pouvaient que se traduire dans
la substance même des résultats : presque toujours de simples
anthologies avec de brèves introductions et quelques annotations, et
guère plus. En outre, l'inexistence d'études préalables, de
bibliographies et de travaux de synthèse sur le Portugal contemporain a
également pesé d'un poids très lourd sur l'immaturité de ces livres, qui
ressemblent davantage à une revalorisation quelque peu mythique des
luttes ouvrières, que les circonstances de l'époque expliquent, qu'à des
études rigoureuses.
La révolution du 25 avril est venue
changer totalement la situation, bien que les progrès en matière
d'histoire ouvrière aient été très inférieurs à ce qu'on pouvait
désirer. Avec le 25 avril, le blocage qui pesait sur la question
ouvrière a cessé, et le thème, auparavant tabou, est devenu au contraire
un thème à la mode, avec toutes les manifestations éphémères d'une
mode. Pendant deux ans, les journaux se sont remplis d'articles sur une «
résistance ouvrière » que la Dictature avait occultée. Les livres
publiés au temps du « marcellisme » ont été réédités et sont devenus des
best-sellers. Dans les établissements d'enseignement secondaire, les
professeurs d'histoire ont introduit dans leurs programmes des questions
portant sur le mouvement ouvrier, en même temps que, dans quelques
Facultés, l'histoire ouvrière devenait l'objet de matières
indépendantes.
Pendant ces deux premières années après la révolution
sont parus principalement des recueils de textes ainsi que des
interviews d'anciens militants, mais la plupart de ces matériaux
pâtissent de l'empressement des auteurs, avec beaucoup de redites et
très peu de sources nouvelles. La teneur propagandiste s'est accentuée
et la nature rudimentaire des recherches a conduit à la répétition de
certaines erreurs de fait qui se sont ainsi institutionnalisées (11).
Un
tournant s'est amorcé dès 1976. C'est alors que voient le jour les
travaux écrits au cours des dernières années de la Dictature et des
premiers temps de la révolution, et qui font preuve d'une maturité et
d'une utilité beaucoup plus grandes. Vasco Pulido Valente publie son
livre (12) sur la révolution républicaine de 1910 et, bien qu'il ne se
penche pas spécifiquement sur l'histoire ouvrière, il a ouvert des
perspectives nouvelles et polémiques à l'interprétation de toute la
période de 1910 à 1926. Il faut également mentionner les récits
autobiographiques de J. Silva Marques, l'un des très rares témoignages
d'un permanent clandestin du Parti communiste des années 1960, et
d'Emidio Santana, un ancien dirigeant de la centrale
anarcho-syndicaliste qui avait participé à l'attentat contre Salazar en
1937 (13). De même, on doit enregistrer la réédition d'organes de la
presse clandestine, notamment les publications gauchistes. En revanche,
il est fort dommage qu'on n'ait pas réédité, ne serait-ce que
partiellement, la presse communiste, particulièrement
Avante ! et
Militante, qui restent des sources indispensables à l'histoire de la
résistance à la Dictature, mais dont l'accès intégral demeure
extrêmement difficile.
En fait, le bilan de l'état actuel de
l'historiographie portugaise révèle le caractère très inégal de nos
connaissances sur l'action ouvrière passée. Cette inégalité relève avant
tout du déséquilibre chronologique et thématique inhérent aux
circonstances pénibles dans lesquelles les études d'histoire ouvrière
ont été réalisées jusqu'ici. Il s'agit d'abord d'un déséquilibre
chronologique, car on connaît très peu de choses sur le XIXe siècle
ainsi que sur la période de L'Estado Novo, alors que, par comparaison,
les travaux concernant la période de 1910-1926 abondent. S'il est
naturel que la période de la Dictature soit encore très mal connue, en
revanche, le silence sur le XIXe siècle pose des problèmes plus
intéressants.
En effet, l'histoire ouvrière a été presque
toujours écrite par des auteurs de formation marxiste et à la faveur des
circonstances politiques dont elle était elle-même partie prenante.
Aussi, on s'est beaucoup plus intéressé aux conflits, aux mécanismes et
aux formes de la rupture et de l'autonomie ouvrières qu'à la « paix
sociale » et à l'étude de l'intégration dans le système social et
politique. Bien que dans notre histoire contemporaine la « paix sociale »
soit en effet un phénomène rare, il est évident que toute l'histoire
ouvrière n'est pas une histoire de conflits. Or l'inflation des études
sur la période républicaine, et tout particulièrement les années de
l'après-guerre, recèle en elle-même le préjugé selon lequel le conflit,
la grève surtout, montre le vrai visage des ouvriers.
Le déséquilibre
chronologique conduit à son tour à un déséquilibre thématique, à la
prédominance de la sphère politique, conçue souvent au sens le plus
restreint, qui a amené à ce qu'on mette l'accent, dans l'historiographie
ouvrière, sur l'indépendance de la lutte ouvrière, particulièrement au
cours de la période 1910-1926, en escamotant ainsi l'influence des partis
« bourgeois » sur l'action des ouvriers.
Les travaux publiés entre 1977
et 1981 ont soit une origine militante, soit une origine universitaire.
Et bien que les premiers soient encore abondants, la qualité générale
des travaux est beaucoup plus élevée qu'auparavant. La publication
d'ouvrages autobiographiques, presque toujours à caractère militant,
reste surtout le fait d'anciens anarchistes et syndicalistes, tels David
de Carvalho, Acácio T. d'Aquino, J. Reis Sequeira, ainsi que l'ouvrage
collectif sur la grève révolutionnaire du 18 janvier 1934 (14). Malgré
leur caractère souvent chaotique, ces ouvrages présentent un énorme
intérêt pour comprendre la vision du monde de ces militants qui, à
travers le syndicalisme et l'anarchisme, ont façonné le mouvement
ouvrier des années 1920. La vie ouvrière, le séjour toujours bref à
l'école, le long apprentissage autodidacte, les rapports avec le métier,
tout y est dépeint en coexistence avec des réflexions d'ordre
historique et politique.
Une place singulière revient, dans cette phase
des études ouvrières, à l'oeuvre de Carlos da Fonseca,
História do
Movimento Operario (15). Elle représente, à ce jour, la tentative la
plus ambitieuse de fournir un corpus documentaire et bibliographique
systématique sur le mouvement ouvrier. Conçue et partiellement réalisée
il y a plusieurs années, sa publication tardive se ressent de la
comparaison avec le développement ultérieur des études ouvrières. Elle
demeure cependant unique en son genre, avec des éléments irremplaçables
sur les grèves, le mouvement social catholique, les congrès ouvriers du
XIXeme siècle, outre une chronologie et une bibliographie générales assez
complètes.
Toutefois, l'aspect qui caractérise le mieux la production
des dernières années est l'ascendant pris par l'historiographie et la
recherche universitaires. Les études d'Oliveira Marques, Fernando
Medeiros et Manuel Villaverde Cabral (16) ont rendu la Première République mieux connue, en même temps qu'ils se penchaient sur le rôle des
mouvements sociaux non seulement dans l'évolution du régime républicain,
mais encore dans sa chute. De leur côté, Maria Filomena Monica et Vasco
Pulido Valente ont avancé dans le sens d'une connaissance interne de la
classe ouvrière et de ses groupes professionnels, ainsi que des formes
d'action revendicative ou révolutionnaire (17), Il est intéressant de
noter cependant que la contribution universitaire la plus importante aux
études ouvrières n'est pas venue des historiens, mais des sociologues.
Au début des années 1980, l'historiographie ouvrière au Portugal se
trouve toujours à un carrefour (18). L'histoire militante y détient
encore un poids considérable, mais les chercheurs universitaires
jouissent de conditions de travail bien meilleures. L'histoire militante
bénéficie, quant à elle, de la possibilité de mobiliser les efforts de
nombreux amateurs, dont le rôle de défricheurs peut contribuer à combler
le retard de la recherche. En outre, elle permet de donner la parole à
beaucoup d'ouvriers, militants ou pas, dont l'expérience risque de se
perdre. Enfin, elle contribue à créer un public spécifique, tout en
élargissant l'intérêt de la société en général pour le passé ouvrier.
D'un autre côté, l'introduction des études ouvrières à l'Université est
venue combler une lacune énorme des
curricula consacrés à l'histoire
contemporaine et aux mouvements sociaux. Mais le Portugal ne rattrapera
pas facilement son retard, car si les perspectives sont bien meilleures
qu'auparavant, les études ouvrières rencontrent toujours des difficultés
dans le milieu universitaire conservateur.
Enfin, les deux tendances
auxquelles nous venons de faire allusion ont eu dans le passé proche un
moment de rapprochement privilégié: les travaux des auteurs exilés des
années 1970, qui ont pu allier leurs préoccupations politiques aux
exigences de rigueur du travail scientifique. La dualité de ces deux
traditions suppose en effet des objectifs, des méthodes et des publics
distincts, mais l'unité de leur objet, ainsi que l'empathie commune avec
la condition et la destinée ouvrières, doit ouvrir la voie à la
collaboration des efforts et au débat.
(1) S. MENDES
Socialismo Libertario ou Anarquismo, Historia e Doutrina Coïmbre, 1896.
(2) L. GONÇALVES,
A Evolução do Movimento Operârio em Portugal,
Lisbonne. 1905; J. Campos LIMA,
Movimento Operario em Portugal, Porto,
Afrontamennto, (réédition) ; F. Emidio da SILVA,
O Operariado Português
na Questao social, Lisbonne, 1905; J. Lobo d'AVILA LIMA,
Movimento
Operario em Portugal, Lisbonne 1905.
(3) Ministério das Obras Públicas, Comércio e Indûstria, Boletim do Trabalho Industrial, après 1906.
(4) F. EMIDIO da SILVA,
AS Grèves, Coïmbre, 1913.
(5) M. Joaquim de SOUSAO,
Sindicalismo em Portugal, Lisbonne,,1931.
(6) E. COSTAO, Sindicalismo Independente, Lisbonne, Seara Nova, 1931.
(7) A.VIEIRA,
Delegacia a um Congresso Sindical, Lisbonne, 1960.
(8 )B. GONÇALVES, Palavras Necessarias et Duas Palavras, publiés clandestine-ment dans les années 1960.
(9) C.OLIVEIRA A,
Comuna de Paris e os Socialistas Portugueses, Porto,
Brasilia, 1971,
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(18) En témoigne le
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socialisme au XIXe siècle, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian 1982.