APRES LE 25 NOVEMBRE PORTUGAIS
REPRESSION ET RESISTANCE
DANS LE MILIEU OUVRIER
par Charles REEVE
Paru dans la revue Spartacus N°B66R2 / Mars - Avril 1976
Il est indiscutable qu'un nombre important d'ouvriers de la région industrielle de Lisbonne se sont sentis concernés par l'issue du putsch du 25 novembre 1975. Certes, si la masse de ces travailleurs étaient venus à accepter l'idée des groupes gauchistes selon laquelle l'affrontement contre le capitalisme serait décidé par un conflit intermilitaires, ils restaient sceptiques mais décidés à jouer un rôle dans les évènements. Il est d'ailleurs plus que probable qu'une éventuelle participation d'ouvriers armés aux affrontements aurait déclenché une dynamique particulière, changeant radicalement le cours des évènements, leur portée et leur contenu. Cela, les cadres militaires «progressistes» l'ont bien imaginé et c'est, sans doute, une des raisons pour lesquelles ils ont obstinément refusé de distribuer des armes aux ouvriers, lesquelles auraient risqué de bientôt se retourner aussi contre eux.
Il y a eu aussi beaucoup de travailleurs qui se sont abstenus d'intervenir dans les évènements ; les uns, en nombre sûrement très limité, ayant une conscience claire que l'intervention ouvrière se faisait à la remorque d'une tendance de la classe dirigeante et qu'ils étaient capables de donner un contenu de classe au processus. D'autres , la majorité, par pure passivité et désintérêt. D'autres encore, dont quelques C.T. (Commissions de Travailleurs) importantes, ont suivi les mots d'ordre et les idées de groupes comme le M.R.P.P. pour qui le putsch était : « de la totale responsabilité du P. C. P... le parti dit communiste »(1).
Néanmoins, s'il est certain que la victoire du projet de la Gauche du MFA n'apportait pas de salut à la classe ouvrière, son écrasement ouvrait la voie à la répression en milieu ouvrier. De cela les travailleurs en étaient bien conscients. Pour le prouver les faits sont là, et ce sont les mêmes dirigeants du M.R.P.P. qui sont aujourd'hui obligés de reconnaître que : « La bourgeoisie s'est renforcée avec le 25 Novembre » (2). En effet, après deux mois, on peut, non seulement dire que l'initiative est passée du côté de la classe dominante, mais aussi que les objectifs de la « normalisation » se font clairs. Bien plus que les enquêtes et l'arrestation de militaires « progressistes », c'est la répression qui s'abat sur le mouvement ouvrier que doit nous intéresser car c'est elle qui va avoir des conséquences sur l'avenir du pays. Comme l'explique le journal Combate(3) : « Maintenant le gouvernement fait des perquisitions au siège de quelques partis ; mais ce sont surtout les militants ouvriers qui sont arrêtés. Quelques—uns de ces travailleurs arrêtés peuvent être membres ou sympathisants de partis, mais c'est en tant que militants du mouvement ouvrier qu'ils ont développé leurs efforts et c'est en tant que tels qu'ils sont arrêtés. Les partis eux mêmes soulignent bien la distinction lorsqu'il gardent, face à l'emprisonnement de militants ouvriers, une passivité et une discrétion qu'ils n'auraient pas s'il s'agissait des membres de leurs appareils bureaucratisés ».
Dans les campagnes
Dans les campagnes la « normalisation » suit deux chemins. D'un côté par la répression qui s'abat sur les coopératives agricoles les plus radicales, d'un autre côté par le renforcement du contrôle étatique sur la grande masse des salariés agricoles qui occupent des propriétés dans le Sud. Dans les premières les militaires sont intervenus directement et violemment ; perquisitions et recherche d'armes, déploiement d'importantes forces militaires. C'est le cas dans quelques coopératives où étaient influents des militants de groupes gauchistes plutôt non—autoritaires comme la L.U.A.R. (Terre-bela, Aveiras de cima, Albernea), et où les arrestations se chiffrent par des dizaines. Les dénionciations et la division entre travailleurs sont monnaie courante et sont utilisées par les militaires, l'isolement des populations se renforce « ce sont des hors la loi, des contre-révolutionnaire » et la peur gagne les travailleurs. Il faut en finir avec ces « anomalies », comme les appelle le Secrétaire à la Réforme Agraire, membre du Parti Communiste(4), où les formes d'organisation étaient plus indépendantes du Syndicat, où les conditions de vie et de travail étaient plus égalitaires(5), où l'on ne cherchait pas seulement à « avoir un salaire garanti », comme dans le Sud, mais surtout « à vivre autrement » .
Pour l'ensemble des propriétés occupées de l'Alentejo l'intervention de l'Etat se renforce, il faut que la réforme agraire prenne toute sa signification : l'augmentation de la productivité. Comme l'explique ce même Secrétaire d'Etat, la récente attribution de crédits pour le paiement dessalaires — dont le retard posait des problèmes depuis plusieurs mois (6)— est venu stabiliser la situation et neutraliser toute éventuelle révolte des salariés contre celui qui est la courroie de transmission de l'Etat, celui qui paye les salaires ; le Syndicat des Travailleurs Agricoles, pro-communiste. Pour compléter ce contrôle et cette centralisation, l'Etat remplace les directions des centres régionaux de la réforme agraire où l'influence gauchiste était forte.
Dans les quartiers
Avant, lorsqu'on occupait un immeuble ou un quartier non—habité, les C.M. informaient le C.O P.C.O.N:, et ceci leur servait de caution devant un Pouvoir instable. Maintenant non seulement il n'y a plus de C.O.P.C.O.N. mais la répression s'abat sur les occupants ! L'intervention de la G.N.R. et P.S.P. (7) est devenue choses généralisée. Des cas comme celui d'un propriétaire qui se fait accompagner par trois camions de G.N.R. armées jusqu'aux dents pour déloger un occupant et sa femme, (quartier N.S. de Fatima—Lisboa, mi décembre, Républica), sont quotidiens. Sous prétexte de recherches d'armes les forces militaires rentrent partout, allant jusqu'à envahir et détruire des crêches populaires mises sur pied par les C.M. (Cova da Piedade).
SUR LES LIEUX DE TRAVAIL
C'est évidemment sur les lieux de travail que la « normalisation » est la plus nécessaire et aussi la plus difficile car faut tenir compte de la force collective et de l'expérience de lutte qui marquent les travailleurs des régions industrielles. C'est pourquoi les premières tentatives du Pouvoir et la réaction ouvrière jouent un rôle de test. Dans les petites boîtes on n'y va pas par quatre chemins, c'est le licenciement pur et simples des militants les plus actifs. Souvent on a recours à la délation, « cherchant à obtenir que des travailleurs dénoncent d'autres travailleurs; Mais, parmi les travailleurs arrêtés pour avoir participé activement à la mobilisation de camarades lors du 25 novembre, il y a aussi ceux de grandes entreprises, comme c'est le cas avec des ouvriers arrêtés dans la grande boîte de travaux publics J. Pimenta. (9).
Mais le moyen le plus efficace c'est encore celui des licenciements collectifs, la fermeture pure et simple des usines. Deux cas importants sont à condidérer. TlMEX, une des premières usines en lutte après le 25 avril 1974, avec une masse ouvrière politisée et riche d'expérience de lutte, où sont apparues les premières CT et
des formes d'action collective directe (10), la direction vient d'annoncer la mise au chômage de 800 ouvriers sur les 2000 que compte l'entreprise, les maintenus voyant leurs horaires réduits de 3 heures par semaine ! Chez Applied Magnéties, entreprise multinationale aussi, fabriquant des composants électroniques, les ouvrières en lutte contre la fermeture de l'entreprise occupent depuis 16 mois. Les tribunaux viennent de décider l'expulsion des grévistes et les forces de la G.N.R. appliquent l'ordre. Malgré la fraternisation momentanée des travailleurs venus démonter les machines et les appels de la C. T., la lutte se termine dans l'indifférence totale. A peine une trentaine de travailleurs d'autres entreprises se déplaçant pour former des piquets ! La différence est grande avec le vaste mouvement de solidarité que toutes ces luttes avaient déclenché lors de la grande vague de luttes en 1974 (11). L'absence de solidarité ouvrière dans ces premières tentatives de répression du capitalisme ne laissera pas indifférents le Pouvoir. Abandonnées par les syndicats (Syndicat des électriciens pro-communiste) et par les groupes gauchistes qui les ont tant manipulées, les ouvrières de l'A. P. P. L. 1. E. D., comme ceux de Timex, souffrent les premières des conséquences du reflux du mouvement social. Le fait que ces entreprises soient des multinationales, avec un cycle de production extrêmement divisé, rend impossible toute reconversion dans le cadre d'une « économie nationale ». Ceci devrait, dans l'avenir, pousser les travailleurs à comprendre l'absurdité des stratégies « d'indépendances nationale » des groupes gauchistes et, au contraire, les convaincre de développer la solidarité. internationale avec les travailleurs des mêmes branches, seule réponse efficace.
Signe des temps, à la répression par le blocage des salaires, les licenciements et le refus d'appliquer les conventions collectives signées comme c'est le cas avec les ouvriers du bâtiment où la démobilisa -tion est grande après leur lutte de Novembre, vient s'ajouter l'intervention, pour la première fois depuis le 25 avril 1974 des forces policières. « ...avec une large expérience d'intervention, rodées par la repression exercée auparavant, fraîches et prêtes à suivre les ordres du pouvoir capitaliste... le mot d'ordre « les ordres ne se discutent pas » leur va à perfection (2).
Effet de l'effondrement économique, le chômage, la peur, gagne l'ensemble des travailleurs. Cependant tout n'est pas noir ! Malgré cette répression sélective, la réaction ouvrière se manifeste, laissant un léger espoir. Les discussions et les contacts entre les CT se développent. Dans ces réunions des ouvriers mettent ouvertement en cause les pratiques suivies, « dépassées par les évènements du 25 novembre » (13). La classe ouvrière est seule, maintenant comme auparavant, à la seule différence qu'aujourd'hui elle le sait, par la force des choses ! Et c'est une différence. Dans des quartiers les gens s'organisent pour s'opposer aux expulsions, dans les boîtes des occupations et des actions de solidarité se manifestent quelquefois lors des licenciements collectifs (Republica, 20/12/75). Mais ces actions restent très limitées et l'on voit mal dans les conditions actuelles le déclenchement d'un vaste mouvement de lutte, capable de faire renaître, à une échelle massive et avec un pouvoir réel, des organisations de base capables de mettre en danger le pouvoir de la classe dominante. Les organisations de base, CT's et CM's sont affaiblies, vidées de représentativité et de possibilités, et c'est renverser le problème que penser que le développement de leur « unification autonome » peut répondre à la répression (journal Combate, 6/12/75). Unification de quoi ? Car l'unification est toujours possible au sommet par la création de « Coordinations » ou de Secrétariats » bidons, contrôlés par les groupes politiques. La question est de sa voir si l'on unifie des organisations sans représentativité ou celles qui sont l'expression d'un mouvement de base réels.
Une nouvelle phase dans la lutte sociale s'ouvre au Portugal. La force des travailleurs y est indiscutablement affaiblie, mais beaucoup de choses ont changé y compris leur mentalité. Dans l'avenir d'autres facteurs joueront un rôle important et il pas exclus que les changements qui se produisent actuellement dans la société et chez les travailleurs espagnols puissent influencer l'equilibre social du Portugal et la renaissance des luttes. Leur portéé serait alors toute autre.
Paris, Janvier 1976 C.R.
(1) texte du M.R.P.P, O Tempo e o Modo, n° 114.
(2). meeting du M.R.P.P., Lisboa, 18 décembre 1975.
(3) Editorial, 26/12/75.
(4) A. Biea, interview à O Lernal, Lisboa, 19/12/75.
(5) voir Colin, « Révolution et contre-révolu-tion dans les campagnes Portugaises », Les Temps Modernes, Octobre 1975.
(6) voir « Portugal : De l'incertitude à la fin des illusions » revue SPARTACUS, Novembre 1975.
(7) G.N.R. = C.R.S. / P.S.P. = police .
(8) Communiqué de la CT de l'entreprise C.I.R.E.S. (chimie), Répubica 19/12/75.
(9) Combate, 26/12/75.
(10) voir «Portugal l'autre combat>, Ed. Spartacus.
( 11) voir «Portugal l'autre combat », Ed. Spartacus.
(12) J. Henriques, O regresso da velha senhora », Expresso, 24/12/75.
(13) Intervention d'un ouvrier dans l'A.G. des CT de la zone ouest de Lisbonne (Lisnave, E.D.F.-G.D.F., Transports Publics, etc), cité par Républica 15/12/75.