LE
DEVELOPPEMENT
DE
L'ORGANISATION AUTONOME
DES
TRAVAILLEURS
APRES
SIX MOIS DE LUTTE
1.
La signification actuelle des syndicats
Tous
les camarades, auxquels l'histoire du mouvement ouvrier n'est pas
totalement inconnue, ont sûrement remarqué que, jusqu'au
développement des grands monopoles, au début du siècle, les
syndicats étaient de véritables organisations de travailleurs,
des armes dans leur lutte contre le capital. Au Portugal, où le
grand capital monopoliste n'a commencé à dominer complètement la
vie économique qu'avec le régime salazariste, la C.G.T.
(Confédération Générale du Travail) a été, jusqu'à son
élimination par le fascisme, un défenseur intransigeant de
l'émancipation des travailleurs. Dans les pays industrialisés,
ceux où on a vu, des décennies avant le Portugal, l'économie
dominée par les monopoles, l'élimination des vieux syndicats
ouvriers s'est accomplie beaucoup plus tôt.
De
façon rapide et violente, comme ce
fut le cas au
Portugal, ou bien à travers une transition plus lente et pacifique,
comme ce fut par exemple le cas en France, les syndicats ont cessé
d'être l'instrument de lutte des travailleurs dans les lieux de
production et se sont transformés en organisation dont les
planificateurs économiques des grands monopoles se servent pour
organiser les travailleurs en fonction des intérêts des grands
secteurs de la production capitaliste. Le syndicat n'est plus
l'organisation des travailleurs dans leur résistance contre le
capitalisme. Dans le cas du fascisme portugais, on l'a dit, l'élimination du syndicat en tant qu'organisation de masse, va de pair avec
la création d'organismes liés aux syndicats, tel l'Institut
National du Travail (1), éléments essentiels dans la
planification de la force de travail.
Des raisons technologiques, économiques et sociales font que le
capitalisme est entré, avec les monopoles, dans une phase de
planification. De la même façon que les capitalistes ont leurs
organisations particulières pour la planification des divers
aspects de la production et de la circulation des produits, de
même ils ont des organisations qui planifient la distribution de la
force de travail et de la masse salariale. Ces organisations
sont les syndicats modernes. Le dirigeant syndical d'aujourd'hui
est le technocrate de la planification du travail.
C'est
ce qui se passait chez nous sous le régime fasciste, c'est ce qui
continue à se passer après le 25 avril. Au temps de Salazar et de
Caetano, les syndicats et leurs structures annexes étaient, tout le
monde le savait, des organes de gouvernement bourgeois fasciste.
Aujourd'hui, les syndicats sont un organe du gouvernement bourgeois pro-parlementaire. Dans les deux cas ils restent des rouages de
l'appareil d'Etat. En aucun cas, ils ne sont l'instrument de
la lutte prolétarienne. Parmi les camarades qui nous lisent combien
d'entre eux n'ont-ils pas été déjà intégrés au ministère du
Travail dans les commissions de travailleurs? (2) Là-bas, à
côté du ministre, — le représentant officieux de l'ensemble
des patrons en tant que classe — on trouve son bras droit, celui
qui lui souffle à l'oreille les bons conseils, le délégué de
l'Inter-Syndicale (3).
Sa
fonction n'est pas de défendre les intérêts des travailleurs.
Au contraire, elle est de conseiller et d'informer, dans les couloirs
de la place de Londres (4), le ministre et le patronat sur les moyens
les plus souples de tromper les travailleurs.
Ce
rôle du syndicat, en tant qu'organisme de planification capitaliste
du travail, ne résulte pas du fait que les dirigeants des syndicats
et de l'Inter-Syndicale soient des réactionnaires, comme veulent
nous le faire croire la majorité des petits groupes poli
tiques actuels. Le mal n'est pas seulement dans le fait que la
demi-douzaine de personnes qui dirigent les syndicats sont
réactionnaires ; il est dans la structure même des syndicats. C'est
pourquoi, même dans les rares cas où les syndicats ont à leur tête
des travailleurs révolutionnaires, leurs possibilités d'action
restent très limitées.
Le
caractère réactionnaire des syndicats est essentiellement dû au
fait qu'ils essaient de conduire les
luttes ouvrières de façon extérieure aux masses
travailleuses qui y sont engagées. Il y a d'autres raisons, mais
elles sont subordonnées à celle-ci, et moins éclairantes dans le
moment actuel de la lutte de classe dans notre pays ; c'est pourquoi,
et pour être brefs, nous allons seulement considérer cet aspect
fondamental.
Les
dirigeants syndicaux pensent qu'ils peuvent conduire les luttes,
indépendamment de l'opinion des travailleurs, sans même les
informer, car — disent-ils — les travailleurs leur ont délégué
leur pouvoir. Sans rester prisonniers des mots, nous pouvons
remarquer que cette idée de « délégation de pouvoir » ne tient
pas debout ! C'est la bourgeoisie qui justifie ses structures
d'État par cette idéologie, surtout la bourgeoisie parlementaire.
Mais en fait, le pouvoir, qu'est-ce que c'est ? Le pouvoir, ou bien
on l'a ou bien on l'a pas, et lorsqu'on le délègue, on ne l'a plus
! Lorsque les masses travailleuses d'une entreprise luttent et
déci dent collectivement de cette lutte, alors c'est qu'elles
conservent entre leurs mains ce pouvoir de décision C'est ainsi
qu'elles développent leur cohésion et leur capacité
d'organisation. Lorsque
l'action des masses travailleuses est constante, cela leur permet
d'augmenter leur compréhension de la réalité des formes
d'organisation collective et communautaire se déveleloppent, à
l'intérieur desquelles
germe la société commu
niste. Mais si le pouvoir
de décision et d'action est retiré
aux masses, par le mythe
de la « délégation
»
ou autrement, elles
tombent dans la passivité et deviennent alors incapables de
développer des formes sociales antagoniques à la société
bourgeoise. Retirer aux masses prolétaires leur capacité d'action
et d'initiative constitue toujours, une façon de perpétuer la
société bourgeoise.
Au
Portugal, la grande majorité des travailleurs a vu clairement, à
travers leur expérience de lutte, que les syndicats gardaient,
après le 25 avril, la même fonction d'organes dépendants de l'Etat
qui les caractérisait pendant le fascisme. Cette compréhension a
été favorisée par le fait que ces syndicats ont été « conquis »
à partir du sommet, par un processus purement bureaucratique,
gardant, dans la majorité des cas, la même structure
organisationnelle (5).
2.
Le
dépassement
des syndicats par les Commissions de Travailleurs
Considérant
ce décalage total des Syndicats par rapport aux masses, les
travailleurs ont créé et développé un autre type d'organisation :
les Commissions de Travailleurs (C.T.). C'est ainsi qu'en très
peu de temps les C.T. sont apparues dans la presque totalité des
entreprises en lutte, dans un rapide et puissant mouvement. Ce
développement des C.T. est l'expression la plus évidente du manque
de confiance des travailleurs dans les syndicats. Mais pourra-t-on dire, comme un observateur superficiel serait tenté de le
faire, que c'est la démocratie qui règne parmi nous, dans la
gestion des luttes ouvrières et que ce sont les masses travailleuses
elles-mêmes qui gardent entre leurs mains l'initiative et le pouvoir
dans le combat contre le capital ? On est bien loin d'une telle
situation !
3.
Les limites des Commissions de Travailleurs existantes.
On
en est bien loin car cette démocratie formelle est presque toujours
contredite lorsqu'on analyse la réalité des faits. En beaucoup de
cas, la C.T. se limite à être l'intermédiaire entre le syndicat et
les travailleurs. Si cela montre l'extériorité du syndicat
vis-à-vis du prolétariat, cela montre aussi que, dans ces cas,
c'est le syndicat qui continue à diriger toutes les négociations
avec le patronat ; la C.T. se borne à dire au syndicat ce que les
travailleurs aimeraient qu'il fasse et à transmettre aux
travailleurs ce que le syndicat a décidé de faire (c'est ce
qui se passe par exemple chez Abel A. de Figueredo (6). Dans ces cas,
bien que le syndicat n'ait aucune implantation parmi les
travailleurs, c'est la C.T. qui va mettre les travailleurs à la
remorque de la direction du Syndicat.
Dans
d'autres cas, c'est la C.T., élue, qui va jouer elle-même un rôle
réactionnaire, ceci dû au fait que ses membres constituent une
couche privilégiée, qui n'est par fois même pas constituée
par des ouvriers. C'est souvent qu'on voit des ingénieurs, des
cadres techniques de formation universi taire, d'ex-dirigeants
des associations étudiantes ou activistes dans les divers groupes
étudiants qui, non sans humour, s'intitulent eux-mêmes « parti des
travailleurs ceci » ou « parti des travailleurs cela », et qui se
font élire aux C.T. en les utilisant comme lieu de manoeuvre de
leurs positions sectaires. C'est ainsi qu'on peut analyser le cas
d'une C.T. réactionnaire qui était constituée par le personnel de
bureau d'une usine. Les ouvrières de chez Charminha (7) qui
se trouvaient en auto-gestion — donc dans une forme de lutte bien
avancée —sont restées longtemps sous la domination d'une
Commission constituée par du personnel de bureaux qui gagnait le
double ou le triple des ouvrières. Il s'agissait, en fait, de
nouveaux exploiteurs. Mais avec le développement de la lutte, et à
travers le contact avec la lutte de la Sogantal (8), les
travailleuses de Charminha ont compris le caractère réactionnaire
de cette Commission et l'ont remplacée par une autre constituée par
des ouvrières.
Parfois,
tout en étant formée par des travailleurs non-privilégiés, la
C.T. reproduit complètement le système de fonctionnement des
syndicats réactionnaires. C'est le cas chez Propam (9), où la C.T.
n'informait pas les travailleurs du résultat des négociations
qu'elle entretenait au ministère du Travail. Encore plus
extraordinaire est le fait que les travailleurs eux-mêmes étaient
d'accord avec de tels procédés, d'accord pour ne pas être informés
! On trouve ici un cas extrême d'abandon, de la part des ouvriers,
de leur rôle de contrôle sur la lutte. Bien entendu, c'est ainsi
qu'on reproduit les rapports de domination existants dans la société
capitaliste et qu'on renforce les hiérarchies créées par la
bourgeoisie.
Dans
d'autres cas encore, et ils constituent peut-être les plus fréquents
ce qui rend tout exemple inutile, la C.T.. même si elle tient les
masses ouvrières informées de toutes ses actions et si elle les
consulte avant
toute initiative, et bien qu'elle
soit constituée par des
travailleurs non-privilégiés et de vrais révolutionnaires, bien
qu'elle comprenne le contenu réactionnaire des syndicats, et qu'elle
ne subordonne pas la lutte aux bureaucrates syndicaux
—finit par s'isoler
des travailleurs. Elle s'isole non parce qu'elle est devenue
réactionnaire, mais parce
que les travailleurs sont
retombés dans la passivité. A quoi est-elle due, cette
passivité ?
Répondre
à cette question c'est toucher le cœur du problème, c'est expliquer pourquoi ces C.T. Ne sont
pas si démocratiques qu'elles semblent à première vue .
Elire
une C.T. exprime un degré élevé d'activité des masses
travailleuses. Dans les premiers temps, cette activité de masse se
manifeste dans le contrôle de la C.T. par tous les travailleurs. Au
début, ce sont effectivement les masses qui décident ce que la C.T.
exécute. Mais, petit à petit, la distinction entre les
masses et les exécutants commence à réapparaître. Ce sont
toujours les mêmes — les membres des C.T. — qui ont le pouvoir
d'exécution, et, sans s'en apercevoir, alors que les masses travailleuses délaissent toute initiative, la C.T. se l'approprie. C'est à
ce moment que la C.T. s'isole des masses. C'est alors que le
patronat, profitant de cette séparation et de cet isolement, attaque
la C.T., licencie les ouvriers les plus révolutionnaires, exerce
enfin son activité répressive.. Pourquoi ? Parce que les
travailleurs avaient été éloinés de tout travail pratique
direct, et étaient ainsi retombés dans la passivité.
A
partir de là, il est possible de comprendre une autre des limites
les plus communes des C.T. pendant cette même période ; la grande
difficulté dans l'unification des diverses C.T., dans la publication
d'un organe de presse propre aux inter-commissions, etc. Parmi les
diverses tentatives faites pour mettre en rapport les C.T., le résultat le plus important a été la grande manifestation
prolétaire de septembre 1974 (10). Mais, par la suite, cette tâche
de mettre les luttes en rapport n'a pas été assumée,
l'inter-commissions est morte et d'autres organismes qui essaient de
mettre sur pied un travail de liaison des luttes ouvrières ne
réussissent pas à garder une existence réelle. Ce qui se passe
dans la réalité c'est que ce sont des individus,
appartenant à quelque
C.T. qui se réunissent, et non les
masses travailleuses
des diverses entreprises. Ceci signifie que ces réunions reposent,
dès le départ, sur le maintien des masses ouvrières dans un
certain état de passivité et si d'un côté elles peuvent
momentanément contribuer à la liaison des luttes, d'un autre côté
elles contribuent aussi à aggraver la scission entre ces C.T. et les
masses travailleuses.
4.
Développement des Commissions dans un sens révolutionnaire
Si
on regarde l'expérience de lutte ouvrière dans d'autres pays où
ces mêmes questions se posent, nous pouvons voir de quelle façon on
essaye de les résoudre. Dans plusieurs luttes, devenues célèbres
par la combativité, la cohésion et l'activité des masses
travailleuses, les ouvriers n'ont pas élu des commissions
définitives chargées de tout le travail exécutif.
Ils ont élu diverses commissions, chargées chacune d'une tâche particulière, toujours avec un caractère provisoire. Ainsi on
empêche la création d'un groupe d'ouvriers qui dé tient tout
le pouvoir politique, considérant que ce pouvoir exécutif se trouve
réparti dans diverses commissions ; on ne crée pas non plus une
séparation entre les masses et l'activité exécutive directe, car
le caractère provisoire des commissions fait que la grande majorité
des travailleurs assume, à tour de rôle, les fonctions exécutives
pendant quelque temps (11). Ainsi, non seulement les commissions ne
s'isolent pas des masses, mais les travailleurs ne perdent pas non
plus l'esprit combatif et d'activisme , révolutionnaire. Il s'agit
de diriger la lutte, ce qui contient en soi des éléments de la
société communiste.
La
bourgeoisie essaie de séparer le mouvement ouvrier par pays et
d'empêcher que les travailleurs portugais connaissent l'expérience
de lutte des travailleurs d'autres régions. La pratique de lutte du
prolétariat contre les exploiteurs mène celui-ci, dans toutes les
sociétés, à développer des formes sociales d'organisation
fondamentalement identiques — des formes sociales communistes.
Assimiler l'expérience du prolétariat des autres pays, voilà ce
qui permettra aux travailleurs portugais un développement plus rapide des formes autonomes d'organisation ouvrière.
Le
dépassement des syndicats et la création des C.T., voilà ce qui
nous semble être le bilan positif des six derniers mois de lutte.
Le
développement de la démocratie à l'intérieur des C.T., la fin de
la séparation entre les masses ouvrières et l'exécution directe
des tâches pratiques, voilà le chemin à suivre dans l'organisation
autonome des travailleurs.
La
libération des travailleurs ne pourra venir de personne d'autre que
des travail leurs eux mêmes organisés de façon autonome.
Combate,
Lisbonne, 17 janvier 1975
Annexe
Sur l’évolution de la Commission Inter-Entreprises et autres formes nouvelles d’organisation
Sur la Commission Inter-Entreprises (CIE) quelques informations et réflexions aideront à la compréhension de son développement et de son impact actuel.
Les premières réunions de la CIE ont eu lieu en septembre 1974, elles ont abouti à la manifestation dont il est parlé dans le texte de Combate. Elle était alors composée par des éléments des CT des usines ou entreprises les plus combatives et elle se réunissait de façon plus ou moins informelle. Dès son origine la CIE se constitue sur une base nettement anti action syndicale traditionnelle et anti-PC. Vers le début de 1975 la CIE prend une forme plus organisée, un secrétariat est élu par les diverses CT, un bulletin de liaisons inter-entreprises, avec des informations de lutte, est publié par le secrétariat. Des assemblées générales, ouvertes à tous les travailleurs, ont lieu à Lisbonne. La CIE regroupe surtout des CT des grandes entreprises modernes de la région industrielle de Lisbonne : électronique (EFACEC ― Westinghouse), métallurgie, transports (TAP), chantiers navals (LISNAVE), textile, etc.
La manifestation du 7 février 1975, contre le chômage, qui regroupe plus de 20 000 personnes dont une majorité d’ouvriers en bleu de travail, donne la mesure de sa force et de son implantation. Dans cette manif les groupes politiques ne sont pas admis en tant que tels, ni avec leurs banderoles, sigles ou mots d’ordre. Pour la CIE « il s’agit d’une manifestation ouvrière ». Seuls les mots d’ordre des diverses CT sont présents : « Non au chômage », « Non aux heures supplémentaires », « À bas le capitalisme », « Salaire minimum, salaire de faim ». Le 20 mars la CIE organise à nouveau une manifestation qui regroupe plusieurs milliers de métallurgistes contre le contrôle du PC sur la direction du Syndicat des métallurgistes. Le siège syndical est occupé, l’armée intervient afin de faire évacuer les locaux.
La CIE prétend lutter pour un « syndicalisme de base », non bureaucratique. Derrière cet objectif inaccessible, on trouve dans la CIE la forme d’organisation ouvrière la plus avancée issue du mouvement social au Portugal ; un désir de lutte très radical, un refus des méthodes d’action syndicale traditionnelle, et une critique bien exprimée de l’action et du rôle du PC. Il est vrai, comme le dit l’article de Combate, qu’elle ne contribue pas à éliminer la coupure existant souvent entre les masses ouvrières et les CT. Mais la permanence de l’agitation ouvrière dans les grandes concentrations (Lisnave, Tap), le recours constant aux assemblées générales — au contraire de ce qui se passe dans les CT contrôlées par le P.C. (12) — tout cela maintient un rapport réel, bien qu’ambigu, entre les masses ouvrières, les CT et la CIE. Autrement, comment expliquer la participation massive et enthousiaste des ouvriers aux manifs et aux actions organisées par la CIE ?
Le contenu anti-réformiste de ses actions, l’opposition frontale au PC et même aux groupes maoïstes orthodoxes — le MRPP (13) considère ses actions comme relevant du « syndicalisme révolutionnaire » ! — la mise en avant de mots d’ordre ouvriers et d’action directe et démocratique, le combat ouvert contre le pouvoir bourgeois, tout cela fait de l’existence de la CIE et de sa capacité de mobiliser des masses importantes d’ouvriers radicaux, un élément très important dans la situation sociale portugaise. Pour le nouveau pouvoir et pour la bourgeoisie elle exprime l’existence réelle d’un courant gauchiste organisé, au sein de la classe ouvrière. Ce qui n’est pas, après tout, chose très courante dans le mouvement ouvrier à l’échelle mondiale !
Il est vrai aussi que l’activisme d’ouvriers appartenant à des organisations gauchistes est, dès le début, très important au sein de la CIE. Mais cela est une donnée de tout mouvement radical qui naît et s’organise aujourd’hui sur, et contre, les remparts du vieux mouvement ouvrier. Comment pourrait-il en être autrement ? Néanmoins, tant que l’agitation sociale persiste et que les masses ouvrières ne tombent pas dans une passivité totale, aucun groupe politique ne peut prétendre avoir le contrôle permanent de la CIE, leur influence changeant d’ailleurs selon les modifications des luttes. Il est par contre important de voir comment quelques-uns de ces groupes, influences, eux, par les expériences et les questions soulevées par leurs propres militants ouvriers, évoluent et s’ouvrent à une critique de l’action politique traditionnelle (14).
Aujourd’hui les formes d’organisations ouvrières indépendantes, CT et CIE, ne sont plus isolées au Portugal. La poursuite et la radicalisation du mouvement social, l’instabilité et l’immobilisme du nouveau pouvoir, font apparaître d’autres formes d’organisation et d’action directe, au niveau social. Les occupations de maisons en zones ouvrières, la création de cliniques, crèches et écoles « populaires » se généralisent, affolent la bourgeoisie qui à juste titre y voit une atteinte à la propriété privée, et permettent à un nombre chaque fois plus grand de prolétaires d’agir directement sur le changement de leur propre vie. La prolifération de ces organisations et leurs liens avec celles de la production, ouvrant des perspectives nouvelles au mouvement de transformation radicale de la société. Ce sont ces tendances que les camarades portugais semblent déceler, eux aussi, dans la phase actuelle du mouvement social au Portugal. « En ce moment, l’orientation qui semble être prise par les travailleurs révolutionnaires est la suivante : formation de noyaux de travailleurs, sur les lieux de travail, d’habitation, etc., préjugeant les idées d’auto-organisation collective ; fédération de ces noyaux, tout en leur conservant leur autonomie, de façon à permettre l’organisation de manifestations de rue et surtout de mouvements de masse dépassant les murs de chaque entreprise. Ces noyaux doivent agir en s’appuyant sur les CT réellement autonomes qui existent et en dénonçant la bureaucratisation et les manipulations des partis dont les autres sont victimes. Sur les lieux d’habitation, ou de travail, où des CT n’existent pas encore, ces noyaux révolutionnaires doivent aussi se former et agir dans le sens de la création de Commissions de délégués (sur les lieux de travail) et de formes coopératives sur les lieux d’habitation (crèches avec des responsables rotatifs, création de centres de discussion, journaux de quartier, etc). » (15)
Paris, mars 1975
Post-scriptum
19 avril 75 : Ouverture du Congrès National Pro-Conseils Révolutionnaires. Il réunit plusieurs centaines de travailleurs liés à l’organisation des Commissions Inter-entreprises, qui sont à l’origine de la manifestation contre le chômage du 7 février 75. Y assistent donc des travailleurs de diverses entreprises dans tout le pays, ainsi que des militaires de diverses unités. Ont été invités tous les partis qui se trouvent à la gauche du PS, ainsi que des organisations de travailleurs comme l’Intersyndicale et la BASE — Front Unitaire des travailleurs, des représentants du COPCON et du Conseil de la Révolution, et des organisations étrangères comme Lotta Continua d’Italie.
Il s’agit pour ces travailleurs de faire avancer qualitativement les luttes sur les lieux de travail, ainsi que de développer leur capacité d’intervention politique, et d’apprécier les propositions de création immédiate de conseils révolutionnaires. D’après le manifeste distribué, « ces organes, expression du pouvoir de la classe, seront son avant-garde et sa sentinelle dans la situation politique actuelle, où s’approche le coup décisif, ultime recours de la bourgeoisie. (…) Ces conseils révolutionnaires devront avoir des moyens défensifs et offensifs, y compris des armes, afin de pouvoir répondre efficacement aux attaques de la bourgeoisie et consolider le pouvoir du prolétariat. »
L’initiative de ce congrès pour la création de conseils révolutionnaires est née du fait que « la classe ouvrière se trouve divisée par suite de l’action électoraliste des partis politiques », et de la nécessité de s’organiser dans les entreprises, les casernes, les immeubles d’habitation.
Dans la plate-forme issue du Congrès, les taches énoncées sont l’élection immédiate de conseils révolutionnaires dans tout le pays et l’établissement de relations étroites entre militaires et travailleurs révolutionnaires ; il est affirmé que « l’affrontement avec l’impérialisme est inévitable à court terme, et que la défaite de celui-ci n’est pas possible avez l’armée qui existe actuellement ni avec les directions des partis politiques, mais qu’elle nécessite « l’organisation de la classe en armes ». Les conseils révolutionnaires « ne s’opposent ni ne se substituent aux commissions de travailleurs, mais ils considèrent que celles-ci jouent un rôle revendicatif et que les conseils révolutionnaires sont une forme plus avancée, directement politique, pour la prise du pouvoir ».
Ils se donnent ainsi comme objectif : « Organiser et armer la classe de toute urgence pour écraser le coup d’État réactionnaire probable, à l’intérieur comme à l’extérieur, et s’organiser pour la prise et l’exercice du pouvoir par la classe ; formation d’une véritable armée révolutionnaire du prolétariat. (…) Les CRT pourront devenir l’embryon du véritable parti révolutionnaire qui sera l’avant-garde de la classe dans la construction du socialisme ; s’emparer, progressivement, du contrôle de l’administration, de la gestion et de la direction dans les entreprises, les champs et les casernes. Chaque conseil révolutionnaire doit définir en chaque lieu des objectifs concrets et immédiats. (…) Les CRT au pouvoir auront pour tâche : la planification socialiste de l’économie, qui s’oppose à l’autogestion dans la libre concurrence et au capitalisme d’État. La révolution culturelle et tout un plan social de profonde modification des structures économiques, sociales et politiques, pour la construction d’une société communiste par la dictature du prolétariat ». (A Capital, 19 et 20 avril 75.)
Ces Conseils révolutionnaires de travailleurs, Soldats et Marins (CRTSM) se sont réunis une nouvelle fois le 11 mai 75 à Porto, pour analyser la situation, discuter leurs objectifs et élire un secrétariat. Le document final réaffirme que les CRTSM doivent être élus en assemblée générale (d’entreprise, d’unité, ou de section, ou de compagnie) ; être contrôlés par ces assemblées générales dont ils doivent exécuter les résolutions et auxquelles ils doivent rendre des comptes.
Remarques à propos du texte de « Combate »
« Développement des Commissions dans un sens Révolutionnaire »
S’il est vrai que « la bourgeoisie essaie de séparer le mouvement ouvrier par pays et d’empêcher que les travailleurs portugais connaissent l’expérience de lutte des travailleurs d’autres régions », il me paraît cependant que les camarades s’illusionnent un peu sur ces autres expériences concernant les commissions de travailleurs.
Les ouvriers ont souvent fait éclater le pouvoir en de multiples commissions ; dire que ces commissions n’étaient pas définitives et pas chargées de tout le travail exécutif est peut-être abusif.
Je crois que les camarades pensent particulièrement à la France et à l’Italie.
En Italie, les « commissions particulières » (p. ex. chez Alfa-Roméo ou à la Siemens) se sont formées sur des aspects bien définis de la lutte : commission « cadences », commission « sécurité », commission « hygiène » ; elles permettent, certes, une participation active d’un plus grand nombre d’ouvriers, mais surtout pour fournir des informations à un organisme plus permanent, plus central, que sont les commissions internes ou les conseils d’usine ; le plus souvent elles ne pèsent pas d’un poids réel sur la lutte sinon au tout début du conflit ; elles interviennent parfois directement avec les ouvriers concernés, mais plus pour « contrôler » ou faire apparaître un nouveau problème (ce qui est déjà beaucoup !) que pour se situer au niveau de la stratégie d’ensemble concernant l’entreprise ou la branche d’industrie. Ce sont finalement des institutions périphériques, témoignant d’une passivité moins grande, peut-être d’une démocratie plus réelle, mais qui ne diminuent que fort peu la distance qui existe entre l’ensemble des ouvriers en lutte et les instances de négociations où s’élabore la stratégie. Elles servent aussi de lieu de « recrutement » des éléments les plus actifs, pour alimenter en militants moins coupés de la base lesdites institutions centrales. Le problème est que, comme le remarquent les camarades de « Combate », ils se coupent très vite à partir de ce moment-là.
L’exemple français (Lip, ORTF, 22 mars…) montre que ces « commissions », même si elles sont ouvertes, sont constituées d’un noyau fixe de gens qui lui, ne varie guère. Ils deviennent vite des spécialistes (relations extérieures, ravitaillement, animation, etc.) qui mettent en place des mécanismes de fonctionnement qu’il est difficile de remettre en cause au nom de l’efficacité (on ne peut « perdre de temps à mettre sur pied un autre fonctionnement »), et sans porter atteinte à « l’intégrité », à la bonne foi des camarades qui ont assumé la fonction. Souvent, les mécanismes de gestion de ces commissions sont inconsciemment faits pour que personne ne puisse y pénétrer ; et c’est « bien normal » tant le rapport de proximité que ressent celui qui le met en place, tranche avec « l’irresponsabilité » et « l’éloignement » habituel dans le travail. Bref, le problème est très compliqué, mais je pense que dans ce domaine aussi, les travailleurs doivent s’en tenir à leur propre expérience plutôt que de chercher ailleurs des solutions (à des problèmes réels) qui n’ont peut-être pas été trouvées.
La note 8 du texte de « Combate » nous apprend qu’à la Sogantal, les commissions ont réellement « tourné ».
C’est le seul exemple, si cela est vrai, que je connaisse. La Sogantal, c’est au Portugal ! Il y a eu certainement d’autres cas semblables ailleurs, et il serait intéressant de les connaître, de savoir « comment ça a fonctionné réellement » et d’ouvrir un dossier là-dessus.
Martin
(1)
Institut National du Travail : organisme de l'Etat Salazariste
s'occupant de toutes les questions concernant la «
formation », « les loisirs » et « l'étude des problèmes »
concernant la force de travail.
(2)
Le Ministère du Travail
est, depuis le 25 avril, aux mains des cadres et technocrates du
P.C., dont beaucoup ont acquis une expérience de bureaucrates
syndicaux pendant le régime fasciste. Aucun changement structurel
n'a été
introduit dans le ministère qui fonctionne comme au bon vieux temps
!
(3)
Inter-Syndicale : le germe
d'une nouvelle Confédération
Nationale du Travail, constituée par les représentants des
directions syndicales dont la majorité sont aux mains du P.C. C'est
déjà un appareil assez puissant qui mobilise des masses importantes
de travailleurs.
(4)
Place de Londres : emplacement du Ministère
du Travail.
(5)
Cette «
conquête » fait référence à la façon dont les forces
réformistes parlent de la prise de pouvoir des directions syndicales
après le 25 avril, expulsent les dirigeants fascistes.
(6)
Abel A. de Figueiredo :
usine textile à
Saint-Tirso (près de Porto), 500 ouvriers, production en baisse
depuis 9 ans. Première grève et reprise sous la pression syndicale
; en décembre, deuxième grève pour la revendication de salaire
minimum. C.T. élue par l'en semble des ouvriers ; le personnel
des bureaux appuie le patron. Le patron se refuse à négocier
avec la C.T. Négociation entre le syndicat et le patron.
(7)
Charminha : usine de
vêtements, Lisbonne. Le patron est un ancien officier nazi. 200 licenciements dans
les deux dernières années. Grève pour l'augmentation salariale et
contre les licenciements, le patron quitte le pays sans payer les
salaires. Les travailleurs commencent a produire et à vendre
directe ment. Le Ministère du Travail refuse une aide pour la
constitution d'une coopérative de production ouvrière. Le
personnel des bureaux contrôle la C.T. et garde des salaires très
élevés. Après discussion avec les ouvrières d'une autre usine
(Sogantal), les ouvrières élisent une nouvelle
C.T.constituée par des ouvrières et éloignent les employés
des bureaux du contrôle de la lutte.
(8) Sogantal:
usine de vêtements,
Montijo (sud de Lisbonne), capital français. Une des luttes les plus
riches dans la vague de grèves après le 25 Avril. 50 ouvrières en
grève pour des augmentations salariales. l'usine est occupée,
on produit et on vend. Les salaires sont égalisés et les diverses
tâches (production, comptabilité, vente) sont effectuées par
toutes les ouvrières, à tour de rôle. Le patron quitte le pays
revenant plus tard avec un commando qui occupe l'usine pendant la
nuit avec le consentement du gouvernement portugais, la population de
la région donne l'assaut à l'usine ; intervention de l'armée
qui dégage le commando patronal et le protège, jusqu'à sa
sortie du pays. Grand mouvement national de solidarité, lutte
très ouverte vers l'extérieur, contacts avec d'autres usines.
(9).Propam
: industrie du pain, Setubal, 150 ouvriers. Lutte avec occupation
pour des augmentations salariales, contre les licenciements et
épuration de
l'Administration. Une CT est élue, composée par le personnel des
bureaux ?
(10).
Il s'agit d'une
manifestation contre la répression
dans la grève de la TAP et contre les licenciements. Pour ce qui est
des développements plus récents de la Commission Inter-Entreprise
voir Annexe.
(11). Comme c'était le cas dans
la lutte chez. Sogantal.
(12). Exemple : la Commission de Travailleurs de Alfeite (chantiers navals de la marine nationale) où les assemblées générales « sont peu fréquentes afin d’éviter les manipulations faciles vu la très faible politisation de la base » — Le Monde, 30 et 31 mars 1975.
(13). MRPP, Mouvement pour la Reconstruction du Parti du Prolétariat ; groupe maoïste implanté surtout en milieu étudiant et dans quelques usines (à côté d’autres groupes maos, comme l’UDP, assez fort parmi les jeunes ouvriers). Le MRPP s’était préparé à participer aux élections d’avril 1975, mais il en avait été exclu (en même temps que l’AOC, autre groupe maoïste très minoritaire s’étant placé à la remorque du PS, et que le PDC de droite) avant d’être finalement interdit. Menant de vives attaques non seulement contre le PCP, mais aussi contre le MFA lui-même, le MRPP, après ses interventions contre des « suspects », a été accusé de faire œuvre de division au sein du MFA, et fin mai entre 3 et 400 de ses militants ont été arrêtés par le COPCON.
(14). La critique de l’action parlementaire a été développée par deux groupes d’inspiration léniniste marquée : la LUAR et le PRP-BR. La LUAR (qui publie le journal « Fronteira ») est un groupe activiste qui luttait depuis 1967 contre le régime fasciste, par actions armées, attentats, détournements d’avions, etc. Partisan d’un processus de socialisation allant plus loin que les simples nationalisations et que les objectifs de simple développement de la production, la LUAR soutient les luttes autonomes des travailleurs à travers leurs organismes de base, conseils de travailleurs et de paysans, commissions de quartier et d’habitants, etc., organismes d’autogestion constituant les éléments du pouvoir futur de la classe ouvrière : elle prône également un syndicalisme de base, sous contrôle des travailleurs eux-mêmes et non des directions syndicales ; elle appuie les luttes anti-colonialistes et anti-impérialistes, et critique les ambiguïtés du MFA. La LUAR a pris l’initiative d’un mouvement d’occupation d’immeubles et de maisons vides, à usage d’habitation, de crèches ou d’hôpitaux populaires, mouvement qui s’est largement étendu et a reçu ensuite le soutien d’autres groupes. La LUAR s’est tenue entièrement à l’écart du processus électoral.
C’est aussi le cas du PRP-BR (Parti Révolutionnaire du prolétariat — Brigades révolutionnaires), issu des Brigades Révolutionnaires actives dès 1972 : attentats contre des casernes et du matériel militaire, contre des bases de l’OTAN, etc. Au slogan électoraliste « O voto è a arma do povo », le PRP oppose « A arma è o voto do povo » (l’arme est le vote du peuple) — « Non aux élections de la bourgeoisie ». Dans la ligne de sa critique des partis (et des syndicats), le PRP soutient lui aussi les formes de pouvoir autonome de la classe ouvrière, les commissions de travailleurs, élues et révocables, organes de la dictature du prolétariat. Ce parti, refusant le rôle de direction des luttes ou d’avant-garde dirigiste, se donne pour tâche l’analyse politique de la situation, et la propagation par ses militants des perspectives révolutionnaires dans les organisations autonomes de lutte. Son journal « Revoluçao » donne (comme « Fronteira » de la LUAR) de nombreuses informations sur les luttes autonomes qui se déroulent dans les entreprises. Ces deux groupes ont appuyé et aidé à faire connaître les plus avancées de ces luttes, comme celle de la TAP, des CTT, de la LISNAVE, etc. Ils sont actuellement en discussion sur le rôle du parti par rapport aux organisations de type conseils.
(15). Combate, Éditorial, n° 19, 14 mars 1975.
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