Depuis
plusieurs mois le Portugal est en état de crise ministérielle
ouverte ou latente, mais à Lisbonne ces histoires-là ne semblent
pas intéresser grand monde. Pourquoi ce manque d'intérêt ? Selon
certains commentateurs les gens seraient « fatigués » de toutes
ces crises, « bien trop compliquées » pour retenir l'attention des
travailleurs. Pourtant en 1975, alors que les crises gouvernementales
étaient plus longues et bien plus compliquées, personne ne s'en
désintéressait. En réalité les ouvriers portugais ne se montrent
pas aussi « fatigués » de la lutte que certains le croient ou le
désirent. Des grèves, certaines longues et assez dures, ont eu lieu
récemment ou sont en cours, d'autres se préparent, et ce ne sont
pas des grèves bureaucratiques où les ouvriers sont chez eux et les
dirigeants syndicaux chez les patrons, mais des mouvements qui
expriment une activité prolétarienne réelle.
Les
principales luttes présentes et à venir ont lieu au sud, dans les
coopératives agricoles de la Zone de la Réforme Agraire : le
gouvernement a en effet décidé de « réserver », de « concéder
» une partie des terres et du bétail aux anciens propriétaires ;
et il refuse tout dialogue préalable avec les travailleurs quant à
l'emplacement et à l'étendue de ces « réserves ».
Naturellement les travailleurs refusent de donner ces terres et s'y
rassemblent à plusieurs milliers avec le concours des membres des
autres coopératives de la région. La GNR (Garde Nationale
Républicaine), qui sévissait déjà pendant le fascisme, réprime
brutalement ces rassemblements. De la charge à cheval, sabre au
clair, jusqu'aux évolutions d'automitrailleuses blindées
ultramodernes, la GNR étale toute sa panoplie comme pour un musée
vivant d'Histoire des Techniques de Répression.
Jusqu'à
présent la solidarité envers les travailleurs des coopératives
agricoles du sud, de la part des prolétaires des autres secteurs de
production, n'a pas dépassé le niveau des « réunions de
protestation » dans les usines et des « grèves de solidarité »
de courte durée. Cela empêche les travailleurs des coopératives de
résister à la GNR avec d'autres armes que leurs mains. Mais dès
que la GNR quitte les terrains contestés, les travailleurs les
occupent de nouveau, et ainsi de suite, ce qui dénote, en plus de
l'habileté tactique, un esprit de résistance à long terme. C'est
sur ces faits que se porte l'attention des travailleurs bien plus que
sur les crises gouvernementales, simples querelles, dans les classes
dominantes, de divers clans de gestionnaires du capitalisme. Si les
travailleurs s'étaient intéressés, en 1974 et 75, à ce qui se
passait à l'intérieur de l'appareil d'Etat, c'est parce que dans
ces années-là, cet appareil se trouvait forcé de se situer
politiquement, dans l'immédiat, devant l'irrésistible pression du
prolétariat sur des classes dirigeantes alors en désaccord entre
elles. Il n'en est pas de même actuellement où, dans un appareil
d'Etat réorganisé, les querelles internes n'intéressent plus que
les classes dominantes, celles-ci ayant désormais, pour affronter
les grandes luttes sociales, une position commune défendue par tous
leurs représentants politiques et aussi par les dirigeants du P.C.
Ces derniers, qui savent pourtant que la Zone de la Réforme Agraire
est l'un de leurs plus puissants fiefs électoraux, font leur
possible pour « ne pas envenimer les choses » : par exemple la
Confédération Syndicale, où le PC est majoritaire, n'a donné
qu'un ordre de grève limitée à un après-midi dans cette Zone et
n'a proposé aux entreprises du reste du pays que des arrêts de
travail de dix à trente minutes. Les bureaucrates syndicaux ont
voulu qu'une fois satisfait, et vite, le « besoin moral » de
solidarité, les ouvriers retournent aussitôt au travail. Mais à ce
jeu les dirigeants du PC risquent fort de perdre la confiance des
travailleurs. Ceux-ci ont déjà bien compris ce que représentent
les crises politiques gouvernementales et ils ne s'y intéressent pas
parce que leur affaire est ailleurs. Il n'y a pas lieu de parler de «
passivité » ou de « manque d'intérêt politique » ; ceux qui,
déjà en 1974, parlaient ainsi jusqu'au 24 avril, ont été bien
étonnés le 25. Ce qui induit en erreur tous ceux qui ont le point
de vue des classes dominantes pour observer les luttes
prolétariennes, c'est qu'ils n'en aperçoivent que les reflets :
pour les formes réelles ils sont aveugles.
Lisbonne,
1/11/78
Joao
BERNARDO
Publié dans SPARTACUS socialisme et liberté Mensuel N°100 décembre 1978.
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