PORTUGAL
: Quels conseils ouvriers ?
(Editorial
du journal portugais «Combate» N°
27 du 17 au 31 juillet 1975)
Le
mouvement ouvrier avant et après le 25 avril
Jusqu'au 25 avril, on peut
affirmer catégoriquement que les classes laborieuses au
Portugal eurent peu de possibilités, dans les luttes qu'elles
engagèrent contre le capitalisme (pendant toute la période
fasciste), de connaître et d'affronter les structures de type parti
ou syndicat qui s'intitulent représentants et défenseurs de la
classe ouvrière.
Cet aspect est assez significatif,
dans la mesure où il aide à comprendre la cause de l'essor
de grèves radicales et autonomes que la classe ouvrière déchaîna
après le 25 avril. Ce fut justement parce qu'il n'y avait pas de
structures organisatrices de type partis et syndicats qui
canalisent les luttes ouvrières pour la «stabilité de l'économie
nationale», comme c'est le cas le plus flagrant de l'action de
l'intersyndicale et du P.C.P. après le 25 avril, que la
radicalisation de l'action autonome des travailleurs put
atteindre des proportions jamais imaginées.
L'irruption des revendications,
qui essayaient de réduire avant tout la situation de misère
dans laquelle se trouvaient les travailleurs portugais, dépassa
très vite ce stade revendicatif pour se transformer en une
attaque frontale contre les structures de base du capitalisme.
Aux objectifs d'apparence
révolutionnaire , comme la lutte des travailleurs pour la
diminution de l'éventail des salaires, s'ajoutèrent des formes
d'organisation directe et démocratique : les Assemblées
générales de travailleurs.
Comme il importait surtout à
l'intersyndicale et au P.C.P. de canaliser ce mouvement vers des
objectifs réformistes, la rupture surgit. Ainsi naquit un mouvement
autonome et spontané, qui était en même temps l'expression d'une
nécessité révolutionnaire contre l'exploitation capitaliste
et simultanément contre les organisations qui empêchaient
ces objectifs.
Les Assemblées générales
représentèrent un pas assez important vers l'émancipation des
travailleurs car elles étaient l'émanation directe des nécessités
de tous les travailleurs.
Les Commissions de travailleurs,
élues dans les luttes, reflètent l'apparition du noyau le plus
radical d'ouvriers. Alors que les travailleurs élus pour les
Commissions de travailleurs étaient l'expression des nécessités
des luttes sur les lieux de travail, un autre mouvement s'étendit et
se radicalisa, donnant naissance aux Commissions
inter-entre-prises.
Les
Commissions inter-entreprises
Par les perspectives qu'il
englobait, ce mouvement aux bases profondément
anticapitalistes, sentit la nécessité de s'étendre. La grève
de la TAP fut l'apogée de cette nécessité. Quand l'occupation
militaire de la TAP eut lieu. les ouvriers en grève sentirent que
leurs nécessités révolutionnaires devaient s'étendre et être
résolues par la classe ouvrière toute entière. Comme à la
TAP, la plupart des grèves qui se déroulaient : Lisnave, Efacec,
Timex, CTT, Sogantal représentaient une nécessité révolutionnaire
qui ne pouvait se limiter à la défense de l'économie nationale. Le
cadre de la lutte dut passer d'une unité de production à un
ensemble d'unités de production. Les Commissions
inter-entreprises, à leur naissance, correspondaient effectivement à
ces aspirations. Mais à partir du moment où plusieurs groupes
gauchistes s'y infiltrèrent, surgirent les manipulations, pratique
courante de ces organisations, et ce fut le début de la défaite des
Commissions inter-entreprises. De plus, la retombée des luttes dans
ces entreprises, sans objectifs concrets d'union entre elles,et la
démobilisation de la base facilitèrent l'action de contrôle de ces
organisations.
Les camarades des Commissions de
travailleurs qui dans les luttes d'usine étaient l'expression
radicale de la situation du mouvement ouvrier, commencèrent à être
dans celles des inter-entreprises les mandataires et les recruteurs
des nécessités des partis gauchistes auxquels ils
appartenaient.
Apartidaire
(néologisme): «sans-parti».
P.C.P.
= Parti Communiste Portugais.
PRP—BR
= Parti Révolutionnaire
du Prolétariat—Brigades Révolutionnaires
U
DP = Union Démocratique Populaire.
MRPP
= Mouvement pour la Réorganisation du Parti du Prolétariat.
Leur
action de militants révolutionnaires, à partir de ce moment se mit
au service des chapelles qui les dirigeaient, et fut contraire aux
intérêts des masses laborieuses, se bureaucratisant et s'en
éloignant chaque fois davantage, soit en se plaçant
complètement au service des idéologies «partidaires» auxquelles
ils appartenaient, soit en se transformant, ce qui est encore
plus grave, en nouveaux patrons, à travers les Commissions de
travailleurs qui gèrent actuellement presque toutes les usines dites
en autogestion.
Les
options «partidaires» dans l'inter-entreprises commencèrent à
être sa vie fondamentale. Parce qu'elles ne reflétaient en
rien les intérêts des travailleurs, une situation de frustration et
d'impasse commença à naître.
Le
PRP se rend compte de cette situation et essaye de l'exploiter en sa
faveur, avec la création des Conseils révolutionnaires des
travailleurs, soldats et marins (CRTSM).
L'impasse
de la lutte de classe ouvrière et le sens de l'apparition des CRTSM.
La
frustration créée par les luttes «partidaires» entraîna une
grande partie des masses laborieuses vers un certain marasme. Marasme
qui ne se reflète pas seulement dans le refus d'adhésion à tel ou
tel parti; la classe ouvrière comprend que le «socialisme à la
portugaise» n'invoque que des sacrifices.
Le
capitalisme portugais ne peut sortir de la crise qu'il traverse
actuellement que si les travailleurs sont prêts à payer de leur
sueur la reconversion de l'économie nationale. En termes
idéologiques populistes, le MFA et ses acolytes appellent cela la
bataille de la production.
Le
MFA, tous les partis et syndicats non seulement s'introduisent dans
les Commissions de travailleurs et de locataires, pour essayer
de récupérer toute l'énergie spontanée qui était à la base de
leur création, mais ils sont également d'accord avec l'apparition
de structures radicales, pour plus tard aussi essayer de les
récupérer. L'exemple des CRTSM est assez significatif de ce que
peut être la manipulation par un parti ou par un secteur considéré
comme progressiste dans le MFA.
Ce
ne fut pas un hasard si le PRP et le secteur «progressiste du
MFA» durent activer la structuration des CRTSM, comme tremplin pour
une manipulation future.
D'ailleurs
le PRP, en tant que parti, ne peut vivre sans recruter des ouvriers
dans le but de conquérir l'appareil d'État pour devenir par la
suite les nouveaux dirigeants et exploiteurs — de là nais la
nécessité de créer les CRTSM, comme structure parallèle pour
atteindre ces objectifs.
Le
secteur «progressiste» du MFA se sert de ces mêmes
conseils, car il pense qu'ils peuvent représenter la
stimulation productive de la force de travail, dans le but de sortir
de la crise actuelle que le capitalisme traverse.
Et
pourquoi cela ? Parce que ce secteur du MFA a compris que
l'intersyndicale et les partis existants n'ont plus la force
suffisante pour mobiliser les masses laborieuses pour la bataille
de la production, c'est pourquoi ils se servent de ces
nouvelles formes d'organisations capables d'une représentativité
plus grande et d'un impact sur les travailleurs. Mais les CRTSM
ont-ils actuellement un impact sur la classe ouvrière ?
L'impasse
des luttes autonomes et l'alternative révolutionnaire
Face
aux forces en présence dans la lutte de classe actuelle au Portugal,
les travailleurs doivent choisir la voie la plus identique à
leurs intérêts révolutionnaires.
C'est
que les travailleurs ont déjà compris qu'au fond, les partis et les
syndicats ne canalisent les luttes qu'en fonction de leurs
querelles «partidaires» et manipulent les intérêts autonomes
de la classe ouvrière.
Les manifestations du 17 juin et
du 6 juillet sont des exemples significatifs. La manifestation
du 17 juin fut entièrement orchestrée par le PRP, alors que
les deux autres qui eurent lieu le 4 juillet, l'une appelée par la
Sidérurgie, orchestrée par l'UDP,et l'autre, appelée par
la TAP, TLP Métro, etc., par le MRPP. Leurs objectifs étaient les
mêmes : mobiliser les travailleurs au nom d'objectifs dits
«apartidaires» pour pouvoir développer leurs intérêts
«partidaires». Ce qu'il faut souligner, c'est que ces partis
ont déjà besoin du titre «d'apartidarisme» pour mobiliser les
travailleurs. Ils les mobilisent effectivement, mais c'est pour
s'accroître en tant que partis !
Le PRP se démarque par la subtilité des formes organisatrices qu'il a créées. Il n'appela pas qu'à des manifestations dites « apartidaires » mais il commença par créer une structure dite « apartidaire » - les CRTSM. C'est sous ce nom qu'il développa par la suite sa pratique politique.
Les
CRTSM ne sont pas des organisme nés directement des nécessités
senties dans la pratique par les travailleurs en lutte. Mais ils
apparaissent au moment ou les travailleurs commencent à sentir le
besoin de créer de nouvelles formes d'organisation, qui dépassent
les structures syndicales et « partidaires » et qui se
joignent aux différentes luttes de manières plus significative.
C'est dans cette période non seulement d'impasse du développement
des luttes autonomes des travailleurs, et de saturation de l'action
des partis, mais aussi, quand les formes d'organisations autonomes,
qui développent l'union entre les différentes luttes, ne sont
pas encore trouvées par les travailleurs, qu'apparaît une marge
pour des interventions opportunistes. La nécessité des
travailleurs de s'organiser de façon autonome, sans être
manipulés par des bureaucraties «partidaires» ou syndicales,
subsiste.
Les Assemblées générales de base dans les usines, les quartiers, les hôpitaux, les champs, soit à un niveau local, soit régional ou national, ont besoin de s'étendre et de développer ce qu'au début les Commissions inter-entreprises présentèrent comme l'émancipation de tous les travailleurs. Elles devront être élues démocratiquement et révocables à tout instant, ayant comme fonction la réalisation pratique de ces nécessités actuelles, et comme but futur la destruction de l'appareil d'Etat.
Les travailleurs devront lutter contre tout et contre tous ceux qui personnifient la perpétuation de cette société. C'est tout un monde d'exploitation à abattre qui commence dans les usines, les hôpitaux, les transports, le commerce et finit par l'Etat. C'est pour cela que les travailleurs ne peuvent compter que sur leurs propres forces sans déléguer la réalisation de leurs intérêts révolutionnaires aux différents dieux de la place portugaise.
Texte paru dans la revue Spartacus Socialisme et liberté N°64 - Novembre-Décembre 1975
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