LA
REFORME AGRAIRE AU PORTUGAL :
Les
ouvriers agricoles confrontés
à
la conception léniniste de « l'alliance de classes »
Extrait de la revue Mensuel SPARTACUS N° B78 / Avril -Mai 1977
Décidément,
les événements des dernières années au Portugal, amère
expérience pour les travailleurs portugais, sont une cinglante leçon
pour tous les groupes politiques « révolutionnaires » organisés,
accrochés dur comme fer, aux conceptions léninistes putschistes
de la révolution.
On
comprend alors qu'il leur est difficile de regarder la réalité en
face. Ils préfèrent ne plus parler du Portugal devenu sujet tabou
depuis que la normalisation y fait rage, c'est-à-dire depuis le 25
novembre 1975; ou alors ils préfèrent transcender leurs désirs
avec des illusions électoralistes, dans les G..D.U.P.S. (aujourd'hui
M.U.P.), qui viennent , après leur premier congrès et les élections
locales, de faire la preuve de leur état de décomposition totale.
La normalisation orchestrée (eh oui ! pour ceux qui croient
encore en l'union de la gauche) avance à grands pas inexorablement
depuis maintenant plus d'un an et dans un climat de
démobilisation, de désorientation et de dégoût général :
échec de la stratégie militaire préconisée par les officiers
et généraux « au service de la classe travailleuse »,
soutenus par le P.C.P. et les groupes d'extrême-gauche.
Perquisitions dans tous les organes de bases, coopératives,
etc..., ex pulsions des occupants de maisons vides, en «
situation irrégulière ». Blocage des salaires et inflation
galopante. Révision de tous les décret et lois « révolutionnaires
». Retour de patrons qui avaient fui en Espagne ou au Brésil.
Libération des agents de la PIDE, police fasciste. La liste est
longue. Il faut y ajouter, malheureusement aujourd'hui le coup
décisif porté à la réforme agraire, « dernière conquête de la
révolution », à travers les désoccupations de terre et surtout
l'application de droits de réserve.
1
- Les droits de réserve et leur signification sociale.
S'ils
ne concernent que quelques centaines de milliers d'hectares parmi les
1 100 000 hectares expropriés et les 500 000 hectares encore
expropriables, ils n'en constituent pas moins le pilier fondamental
d'une politique d'étranglement et d'intégration au marché des
coopératives ouvrières issues de la réforme agraire. Le
retour des latifundiaires capitalistes sur ces terres signifie
l'écrasement économi que des coopératives par le jeu de la
concurrence, les coopératives étant chargées de résorber le
surplus de main-d'oeuvre que les latifundiaires ne veulent pas
employer pour réaliser leurs profits. Mais à y voir de plus près,
cette mesure est la reprise directe des idées que défendaient un
an-et-demi auparavant pendant l'été 1975, le P.C.P. (à travers le
syndicat des travailleurs ruraux) et les groupes d'extrême-gauche (à
travers le ministère de l'Agriculture, la Ligue des petits et moyens
agriculteurs, et les centres de réforme agraire) : à savoir la
définition d'une limite de taille des propriétés (calculées
par un système de pondération des surfaces d'après leur valeur
agricole) au dessous de laquelle les terres ne sont pas
expropriables. De plus un droit de tout latifundiaire exproprie à
conser ver des terres jusqu'à cette limite maximale de taille,
à condition qu'il l'exploite lui-même pour les besoins de sa propre
famille et qu'il n'ait pas d'autre source de revenu. Présentée au
nom de « l'alliance nécessaire avec les petits et moyens
agriculteurs, en particulier la masse des petits paysans du nord
» cette mesure est officialisée dans la loi de la réforme
agraire parue le 29 juillet 1975 sous le gouvernement Gonçalves.
Elle a de quoi étonner quand on sait que la limite inférieure
d'expropriation a été fixée à 50 000 points soit l'équivalent de
500 hectares de terres sèches ou 50 hectares de terres irriguées,
ce qui représente vu les rendements obtenus au Portugal sur terres
irriguées 100 et 150 hectares de terres de plaine en France ! Voilà
qui rappelle étrangement les agriculteurs capita listes du
bassin parisien. Une « alliance » qui rendrait jalouse la
F.N.S.E.A. française (1), surtout quand on connait le niveau de vie
moyen au Portugal et que l'on sait que la moyenne de superficie des
exploitations de la moitié nord du pays est de 2,5 hectares. La
droite a eu bien sûr tôt fait de faire sienne cette mesure après
le 25 novembre : il suffisait de rajouter que tout latifundiaire
pouvait conserver son droit de réserve quelle qu'en soit la
destination (exploitation directe ou location). C'est ce qu'a fait en
avril 76, Lopes Cardoso, ministre de l'Agriculture P.S. sur lequel
certains militants croient bon de verser quelques larmes, suite à sa
récente expulsion. Elle n'a fait d'autre part qu'apporter de l'eau
au moulin aux thèses de la C.A.P., syndicat patronal fasciste
dirigé par les latifundiaires qui, comme la F.N.S.E.A. en France,
brandit l'idéologie
de la défense en bloc des agriculteurs; moyen efficace pour cacher
les différences de classes dans l'agriculture et tenir en laisse les
petits paysans paupérisés sous couvert de la défense de la
propriété privée.
2
- Pourquoi une réforme agraire au Portugal.
Comment
expliquer que le P.C.P. et les groupes gauchistes aient pu défendre
une idée a ce point récupérée ? Erreur de calcul ?
Compromis
avec une certaine droite (P.P.D.) pourtant totalement impuissante à
cette époque qui défendait le même projet ? Il s'agissait bien
plutôt de rallier les secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie
derrière un « gouvernement ouvrier » ou une « démocratie
populaire » en rupture avec la démocratie bourgeoise mais où
les positions de classes et les rapports sociaux auraient été
totalement conservés : complicité de l'armée « au service du
peuple »; nationalisations et surtout imposition au prolétariat
d'une « alliance de classes » en opposition totale avec le
mouvement révolutionnaire. La réforme agraire, en satisfaisant
certaines revendications des ouvriers agricoles (emploi pour tous
pendant toute l'année) et en servant les intérêts des secteurs les
plus larges de la paysannerie, (en particulier avec certaines lois
sur le fermage et l'utilisation des terrains communaux), aurait
constitué une des bases de cette alliance. Elle devait de plus
permettre le drainage de la plus-value du secteur agricole nécessaire
au développement de l'industrie. La mesure citée plus haut n'était
à cet effet qu'un des volets de toute une série de mesures prises
par le syndicat des travailleurs ruraux (tenu par le P.C.P.), puis
l'armée (M.F.A.) et enfin le ministère de l'Agriculture
(représenté par les centres régionaux de Réforme Agraire
tenus en majorité par des gauchistes). Leur objet : endiguer et
encadrer le mouvement révolutionnaire des ouvriers agricoles de
la moitié sud du Portugal (zone où domine la très grande propriété
capitaliste) ,qui s'était généralisé depuis le 25 avril 1974 et
la chute de l'appareil répressif fasciste. Il s'agissait de le
maintenir dans les limites acceptables d'une simple réforme
agraire, c'est-à-dire une réforme des structures qu'un
développement du capitalisme rendait absolument nécessaire :
la prédominance de la grande propriété foncière dans le sud dans
une situation de surplus de main-d'œuvre constituait en effet
l'obstacle principal à une accumulation du capital et un
développement économique du pays. D'une part elle permettait à la
bourgeoisie rurale (latifundiaire et gros intermédiaires) de
maintenir un pouvoir politique qui lui était favorable, en
particulier par la création d'une protection douanière des produits
agricoles. La montée consécutive de leurs prix augmentait du
même coup le coût de la reproduction de la force de travail, frein
essentiel au développement de l'industrie. D'autre part, les
latifundiaires profitaient d'une position de force sur le marché du
travail chômage chronique dû à l'absence de développement
industriel: salaires très bas, conséquence de cette situation) pour
maintenir une exploitation du sol extensive et très peu mécanisée
: ils généralisaient ainsi un système de culture nécessitant une
mobilisation de capital par hectare très faible, une composition
organique du capital faible mais employant de la main-d'oeuvre
massivement, à des périodes limitées de l'année (semis, tailles,
désherbages, récoltes)
et rapportant des taux de profits considérables
(de l'ordre de 150 à 200%). C'est le cas des productions extensives
de céréales (cultures séparées par des jachères de plusieurs
années non travaillées
et pâturées par des troupeaux de brebis); des productions
forestières (chênes lièges, eucalyptus); de la monoculture de
vigne; de la monoculture de riz généralisée dans les périmètres
irrigués suite aux travaux d'hydraulique agricole des années 1950
et 60. Ces systèmes de cultures généralisaient l'emploi
temporaire des ouvriers agricoles aux dépens du travail fixe.
La faible mobilisation du
capital par hectare pour l'obtention de surprofits signifiait que les
latifundiaires n'avaient pas intérêt à réinvestir dans
l'agriculture les surprofits obtenus : c'est dans les secteurs
financiers et coloniaux qu'ils le faisaient.
Il
s'agissait donc pour la bourgeoisie industrielle (aujourd'hui
représentée par le P.S. et le P.P.D.) de rompre le pouvoir
économique et politique de la bourgeoisie rurale incarné dans
le régime fasciste, obstacle essentiel à l'accumulation du capital
industriel et qui maintenait l'agriculture dans un état de
sous-développement : en 1960, avec 42% de sa population active
travaillant dans l'agriculture, le Portugal ne subvenait qu'à
60% de ses besoins alimentaires. (2)
3
- Qu'est-ce qu'une réforme agraire ?
On
retrouve ici la même problématique qui se pose à la classe
dominante de tout pays à un certain stade de développement capi
taliste : il s'agit de détourner, à des fins d'accumulation de
capital industriel, la rente foncière (différentielle ou absolue,
telles que les a définies Marx et à laquelle nous donnerons le nom
plus général de surprofits réalisés dans l'agriculture) dont
jouit la bourgeoisie rurale propriétaire de la terre. Si ce problème
peut être résolu par une politique des prix et d'ouverture des
marchés appropriés, encore faut-il que le pouvoir de la bourgeoisie
industrielle soi suffisamment fort pour l'imposer. Ainsi, en
est-il en Angleterre avec l'ouverture des marchés des céréales au
19ème siècle avant la révolution industrielle. Ou en France
avec la politique de transformation ou d'intégration de
l'agriculture à laquelle on assiste depuis la dernière guerre
mondiale et surtout depuis 1960 après plus d'un siècle d'alliance
de la bourgeoisie avec la paysannerie française. Mais dans la
plupart des pays encore faiblement développés où la bourgeoisie
rurale a des assises fortes dues à son passé et où survivent
des rapports de production féodaux, ce changement fondamental
dans la distribution de la plus-value ne peut se réaliser que par un
coup de force : la remise en cause directe d'une certaine forme de
propriété du sol. Ce sont les réformes agraires. Pour leur
réalisation les classes dominantes (bourgeoisie industrielle ou
classe gérante du capital national) cherche des alliances dans les
couches de la paysannerie pauvre en quête de terres qu'il est
ensuite aisé d'intégrer
à un marché Il y a alors distribution de terres. C'est ce qui s'est
passé dans la plupart des pays d'Amérique Latine. Dans les pays de
l'Est et en Chine, cette phase s'est accompagnée ensuite de
l'intégration des paysans dans des unités collectives de
production, que ce soit des kolkhozes ou des « communes
populaires », elles-mêmes intégrées à un marché d'État qui
collecte directement la plus-value produite dans l'agriculture. Quel
qu'en soit le résultat (exploitations individuelles ou
collectivisation) et quel que soit le degré d'alliance recherché
avec les paysans (intégration de force dans les kolkhozes comme en
U.R.S.S. sous la dictature stalinienne ou distribution de terres
réalisées par les paysans comme en Chine ou au Mexique) la finalité
de la réforme agraire reste la même : modifier les rapports de
distribution de la plus-value sociale entre l'agriculture et
l'industrie au profit de cette dernière.
4
- Le problème agraire au Portugal : bourgeoisie industrielle contre
bourgeoisie rurale; prolétariat contre bourgeoisie
La
même problématique se pose au Portugal. Ses premières
manifestations apparaissent dans la première moitié du 19ème
siècle, à travers la polémique qui anime le pays à propos de
l'ouverture des marchés des céréales. La bourgeoisie agraire est
alors extrêmement puissante et implantée de très longue date :la
formation des grandes latifundias du sud date en effet du 13ème
siècle au moment de la reconquête des terres du sud contre la
troisième et dernière invasion maure. Celle-ci, venue d'Afrique
avait par sa forme guerrière et son caractère de pillage
(contrairement aux autres invasions), provoqué une migration vers
les terres chrétiennes au nord du Tage.
La
structure des territoires du nord était mi-communautaire, (héritage
du passé), mi-féodale fondée en grande partie sur les droits
religieux, imposés par les invasions européennes et post-romaines
de l'ère chrétienne; elle était basée sur un système de
communautés villageoises où coexistaient l'exploitation
individuelle de petites propriétés autour des villages et
l'exploitation collective de terrains communaux.
La reconquête des terres au sud du Tage, eut un caractère purement militaire. Les grandes surfaces dépeuplées étaient distribuées aux chefs vainqueurs, tandis que les rares habitants et les prisonniers étaient réduits à l'esclavage. Telle est l'origine de la structure foncière très particulière du Portugal, contraste frappant entre le nord et le sud. Le système esclavagiste du sud se perpétue jusqu'à la fin du 18ème siècle. La montée démographique importante du 18ème siècle crée un surplus de main-d'oeuvre tel qu'il permet aux latifundiaires de libérer les esclaves et de ne les employer massivement qu'à certaines périodes de l'année où ils sont salariés. De plus en plus, les cultures d'auto-subsistance sont abandonnées et le salaire en nature est remplacé par des salaires en argent (bien qu'on trouve encore des traces de ces salaires en argent jusqu'en 1950). Le système latifundiaire esclavagiste avait donc créé des conditions idéales pour une généralisation du mode de production capitaliste dans ces campagnes. De plus, les latifundiaires capitalistes étaient de longue date étroitement liés au pouvoir d'État. Face à ce pouvoir, la bourgeoisie industrielle naissante au 19ème siècle est encore très faible et elle se montre jusqu'au bout incapable de s'organiser et d'imposer sa force (3). Le régime de protection douanière des céréales est alors imposé et conservé jusqu'en 1960. La bourgeoisie rurale (latifundiaires, gros intermédiaires et commerçants), ne peut cependant maintenir son pouvoir que par l'instauration du fascisme, vu les contradictions de sous-développement latent suppose. Dès le 19ème siècle, les idées
d'un régime fort
apparaissent.
Ceci
montre bien que l'arrivée du salazarisme en 1926 n'est pas le,
résultat d'une situation économique et politique purement
conjoncturelle comme on le présente le plus souvent. C'est, bien
plutôt, le prolongement direct d'une longue lutte de classes entre
prolétariat et bourgeoisie, lutte que le pouvoir de la bourgeoisie
rurale et l'incapacité de la bourgeoisie industrielle à imposer sa
force exacerbent, en créant une situation de sous-développement et
de surexploitation des travailleurs (4). Dans le camp de la
bourgeoisie industrielle une série de projets de réformes
agraires se font jour dès le 19ème siècle pour tenter de rompre le
pouvoir des latifundiaires. Mais aucun ne reçoit d'application. Même
malgré l'appui du P.C.P. (à peine formé) dès 1925 (5), tous ces
projets sont condamnés à avorter, car ils se heurtent à l'attitude
révolutionnaire des ouvriers agricoles du sud : déjà sous
l'esclavage ces derniers organisent des formes collectives de refus
du travail. Libérés à la fin du 18ème siècle, ils sont
alors condamnés à survivre par leurs propres moyens dans une
condition de prolétaires et le latifundaire ne les emploie, à son
gré, que quand il a du travail pour eux. Ils s'organisent alors,
dans des grèves très dures, mettent le feu aux récoltes, réclament
du travail, des augmentations de salaires
'et des conditions de travail moins dures. Si ces grèves restent
éparses et locales au 19ème siècle, en 1911-1912 éclate la
première grève
généralisée à tout le sud du Portugal; la coordination
est en fait assurée par le syndicat révolutionnaire mis sur pieds à
l'aide des ouvriers des villes en quête de liens de solidarité avec
la campagne. A aucun moment n'apparaît dans les revendications
la « faim de terres », l'aspiration à devenir petit exploitant
individuel, comme voudraient le voir se manifester les tenants de la
réforme agraire.
A
partir de 1960, l'ouverture des marchés et la possibilité d'entrée
des capitaux décidée par Salazar sous la pression interne et
internationale,
dans une phase de développement du capitalisme à
l'échelon du globe, permettent un développement important de
l'industrie portugaise. Une partie du surplus de main-d'oeuvre qui
contraignait les prolétaires à l'émigration est résorbé. La part
de la population active travaillant dans l'agriculture tombe de 42%
en 1970. La montée des salaires est supérieure à la montée des
prix à la consommation (6). Face à cette situation, certains
latifundiaires possédant la majorité de leur capital dans le
secteur agricole, soucieux de rentabiliser leur exploitation se
voient contraints à rechercher des formes d'exploitation permettant
de retenir les travailleurs
de la terre. L'emploi de travailleurs fixes pendant toute l'année
nécessite alors une révision des productions et force donc à
envisager un système mobilisant beaucoup plus de capital par hectare
et rapportant des taux de profits bien moindres : suppression
de la jachère pâturée; travail du sol permettant des cultures
continues en zones sèches; introduction d'oléagineux et utilisation
de surfaces fourragères irriguées; élevage intensif; ateliers de
conservation et de transformation des produits agricoles. Ces
agriculteurs dits « capitalistes » (alors que tout latifundiaire
est par essence capitaliste puisqu'il emploie des ouvriers agricoles)
seront organisés après le 25 avril dans l'A.L.A. (Association Libre
des Agriculteurs), celle-ci se fait fort de défendre les idées
d'une agriculture développée. L'ouverture des marchés et le
développement de ce processus laisse entrevoir à la bourgeoisie
industrielle la possibilité de réaliser le détournement de la
plus-value nécessaire à
l'accumulation du capital industriel, sans le coup de force de la
réforme agraire. Cette réconciliation avec tout une couche de
latifundiaires s'accompagne d'un rapprochement entre les deux classes
: le développement industriel attire les capitaux provenant des
surprofits tirés de l'agriculture. De nombreux latifundiaires sont
ainsi amenés à rejoindre l'opposition. Ainsi le P.P.D., principal
représentant de la bourgeoisie industrielle et même le P.S., sont
manifestement très marqués par leur influence, au point que des
mesures spéciales ont été prises par ce parti pour protéger
individuellement de l'expropriation certains d'entre eux, après le
25 novembre 1975.
Cependant
pour encore la grande majorité des latifundiaires, qui ont eu
largement le temps d'accumuler un capital dans d'autres secteurs
(financier, immobilier, colonial) l'agriculture n'est qu'une
ressource d'appoint. Ils préfèrent rester à Lisbonne s'occuper de
leur investissements, en laissant sur leurs terres un gérant à qui
ils demandent régulièrement des comptes. Ils se plaignent alors de
la montée des salaires (pourtant encore très faibles) et préfèrent
abandonner progressivement l'exploitation des terres plutôt que de
revoir leurs systèmes de cultures. Au total l'agriculture souffre
d'un sous-développement chronique, que la situation de paupérisation
des petits paysans du nord aggrave encore. Le taux de croissance du
P.A.B. (Produit Agricole Brut) est quasi nul et parfois même en
diminution (7). Le chômage partiel, s'il diminue globalement, reste
localement très fort dans la majorité des régions. Cet état de
fait amène le P.S. et le P.P.D. à envisager le projet d'une réforme
agraire qui ferait une sélection des exploitations sur des critères
de mise en valeur des terres. Pour eux le maintien d'exploitations
capitalistes parmi les nouvelles unités mises en place est un
élément fondamental de l'intégration de ces dernières au marché.
C'est ce à quoi on assiste aujourd'hui : les droits de réserves
attribués à des latifundiaires les laissent libres, soit de louer
leurs terres aux coopératives, soit de les exploiter eux-mêmes dans
le contexte de résorption de la main-d'oeuvre effectuée par ces
mêmes coopératives .
6
- Les grèves de 1962
Le
chômage et l'appareil répressif fasciste n'empêchent cependant pas
les ouvriers agricoles de mener des luttes. En 1962 éclate une grève
générale dans tout le sud du Portugal. Pour la première fois les
ouvriers agricoles font preuve d'une détermination et d'une
solidarité de classe telles que la grève générale dans les
campagnes se déclenche comme une tramée de poudre, bien que la
coordination soit prise ensuite en charge essentiellement par des
militants du P.C.P. La journée de huit heures est obtenue (les
ouvriers travaillaient auparavant du lever au coucher du soleil).
Cependant l'absence de syndicat est ressentie comme un handicap
sérieux. La circulation
de l'information et la coordination dans les campagnes (surtout avec
une très grande majorité d'analphabètes) est un problème réel.
Aussi lorsqu'après le 25 avril 1974 le syndicat des travailleurs
ruraux sort de sa clandestinité, il est salué comme une victoire
par la majorité des ouvriers qui sont prêts à lui faire confiance.
Or tout les militants syndicaux sont, pour des raisons de soutien
matériel évidentes pendant la clandestinité, des militants du
P.C.P., seule organisation politique ayant une implantation de longue
date parmi les ouvriers agricoles, surtout depuis la grève de 1962.
On comprend alors que la crédibilité totale du syndicat auprès de
ceux-ci soit, pour le P.C.P. un moyen extrêmement puissant de
contrôle du mouvement ouvrier rural.
7
- Le 25 avril dans les campagnes du sud.
Cependant
le 25 avril crée une situation explosive. L'appareil répressif
fasciste s'écroule dans un contexte de chômage chronique. Il est
clair que les ouvriers agricoles ne sont pas prêts à mettre au
rencart la combativité remarquable dont ils ont fait preuve avant et
pendant le fascisme. Pour le P.C.P. il s'agit à tout prix de
soutenir le nouveau
pouvoir en place (présidé pourtant par un nostalgique du fascisme)
au nom de la « sauvegarde de la démocratie, nouvellement constituée
». On retrouve ici la même politique contre-révolutionnaire que
les P.C. des pays de l'Est et Staline avaient développée juste
après 1945, en mettant en place des gouvernements constitués par
les éléments les plus droitiers de la bourgeoisie. (On retrouve
parmi ces gouvernements des hommes qui avaient été étroitement
liés à Hitler). C'était en effet les seuls qui pouvaient dans le
moment maintenir les structures de l'État et éviter que « le
pouvoir ne tombe dans la rue ». Amère déception des travailleurs
des pays de l'Est qui croyaient que le socialisme était arrivé et
qui s'étaient déjà a dans plusieurs pays constitués en conseils
ouvriers, rapidement et violemment réprimés. Amère déception des
ouvriers portugais qui dans les deux grands mouvements de grèves
autonomes qui se sont généralisés dans les villes après le 25
avril, se trouvent affrontés à la répression du P.C.P. (à travers
les syndicats) et des forces armées chargées de faire appliquer la
loi anti-grève votée par ce même P.C.P. (8).
Dans
les campagnes, dès les trois premiers mois suivant le 25 avril, le
syndicat des travailleurs ruraux entame des négociations avec
l'A.L.A. (voir plus haut) à travers le ministère du Travail, confié
au P.C.P. pendant les cinq premiers gouvernements provisoires
(jusqu'en septembre 1975) : ces négociations portent sur les
salaires, fixés dans des contrats collectifs de travail établis par
«conseil » (équivalent du canton français) et aussi sur
l'embauche des ouvriers en chômage, imposée aux latifundias
sous-exploitées. Des « commissions paritaires » sont mises sur
pieds à cet effet. Elles sont composées de représentants du
patronat, du syndicat et de l'État. Déjà le P.C.P. tente d'imposer
aux ouvriers agricoles l'idée d'une alliance de classes nécessaire:
ainsi le ministère du Travail justifie le fait que les salaires
fixés soient inférieurs aux salaires pratiqués dans les autres
secteurs de l'économie nationale; il prétend qu'avec l'accord du
syndicat « le calcul des salaires et avantages sociaux a été fait
d'après la capacité économique du secteur et dans le souci de ne
pas porter préjudice aux petits et moyens entrepreneurs qui
constituent la majorité des entrepreneurs (9). La conservation et
l'institutionnalisation d'une échelle des salaires en particulier
entre tractoristes, bergers et autres travailleurs, et entre hommes
et femmes) est justifiée par la formule « à chacun selon son
travail ». Le syndicat n'hésite pas à entretenir le mythe, répandu
parmi les travailleurs par les latifundiaires selon lequel le travail
des femmes est moins productif que celui des hommes, et il justifie
ainsi les différences de salaires entre hommes et femmes; alors que
le plus souvent le travail des femmes est bien plus pénible que
celui des hommes (exemple ramassage des olives : les hommes gaulent
les arbres tandis que les femmes ramassent par terre ce qui tombe).
En fait dans ce type de
négociation, le syndicat se voit condamné à cautionner les lois du
marché du travail : c'est parce que, dans la famille
ouvrière, les femmes sont chargées des travaux domestiques, et
les hommes sont envoyés en priorité au travail (la femme n'allant
travailler que temporairement pour compléter le travail de son mari)
qu'une situation de chômage fait directement tomber la baisse du
prix de la force de travail en premier lieu sur les femmes.
8
- Le début du mouvement des occupations de
terres : un mouvement politique
terres : un mouvement politique
Mais
ces négociations ne suffisent pas à calmer les ouvriers. D'autant
plus que la majorité des latifundiaires sentant avec juste raison
leur dernière heure venir, boycottent complètement l'application de
ces mesures. Ils s'enfuient à l'étranger (Espagne, Brésil) ou
alors abandonnent progressivement les productions de leurs terres
pour ne plus s'intéresser qu'à leurs investissements dans les
autres secteurs : abandon des cultures; décapitalisation des
exploitations (vente de bétail, des machines; abandon des entretiens
et de la fertilisation). Les ouvriers se voient refuser l'emploi pour
les travaux qu'ils avaient coutume de faire les autres années. Le,
premières occupations de terres ont lieu ) fin 1974). Le P.C.P.
ressort alors son vieux projet de réforme agraire dont il s'était
bien gardé de parler depuis le 25 avril pour ne pas effrayer la
bourgeoisie et appuyer sa crédibilité. A l'annonce des premières
occupations de terres, le mouvement se propage à tout le sud du
Portugal. La même solidarité de classe qui s'était exprimée
en 1962 se manifeste à ce jour d'une manière aussi claire, mais
cette fois-ci avec un objectif franchement révolutionnaire :
renversement total des latifundiaires, appropriation collective de
leurs biens (maisons et autres), du produit du travail, ainsi que des
moyens de production, et association libre dans le travail. Les
ouvriers s'attaquent en premier lieu aux latifundiaires les plus
répressifs, ceux qui s'étaient montrés les plus dégueulasses sous
le régime fasciste. Plusieurs de ceux-ci sont tués ou blessés par
les ouvriers agricoles. Les petits exploitants individuels louant des
terres aux latifundiaires sont invités de gré ou de force à
abandonner le travail individuel de la terre pour se joindre aux
ouvriers agricoles dans leur association. Cette attitude générale
des ouvriers vis-à-vis des petits paysans qui leur vaudra leur
condamnation par tous les groupes politiques depuis la droite jusqu'à
l'extrême-gauche léniniste n'est que l'expression de leur volonté
d'abolition des privilèges. En effet les « petits et moyens
agriculteurs » dont nous parle le P.C.P. ne sont que soit des petits
latifundiaires qui avaient été protégés par la loi de la réforme
agraire (voir plus haut) soit d'anciens ouvriers agricoles (ouvriers
temporaires) que le chômage avait poussés à profiter des contrats
de location avec les latifundiaires pour exploiter un bout de terre.
Ces contrats étaient généralement saisonniers pour une culture
(10). Ils avaient été favorisés par les projets de « colonisation
interne », réformes agraires avortées au 19ème siècle et au
cours du 20ème siècle. Les ouvriers agricoles en occupant les
latifundias, occupations qui avaient au départ un caractère de
libération de la misère et d'émancipation imposaient du même coup
la fin des solutions individuelles auxquelles cette même misère
avait acculé certains, la fin des privilèges et l'association
collective dans la production et la distribution du produit du
travail.
9
- La réaction du syndicat des travailleurs ruraux et de l'armée
aux occupations
Le
syndicat réagit très rapidement et très vivement aux premières
occupations et prend prétexte des actes de « violence » pour
condamner les « occupations anarchiques » Il propose leur mise en
ordre : il s'agit, dit-il, d'occuper en premier lieu les propriétés
où il y a boycot de la production par le latifundiaire. La
mobilisation de tout l'appareil syndical réussit tant bien que mal à
imposer cette logique aux ouvriers agricoles. Les travailleurs
désireux d'occuper un latifundium, doivent alors prouver qu'il y a
sous-exploitation ou décapitalisation par le latifundiaire. Ils
doivent pour cela élire une commission de travailleurs chargée
d'effectuer un contrôle de la production. Une fois ce boycott mis en
évidence, la commission doit aller à la ville, chef du district
(équivalent du département français) pour obtenir l'accord et le «
soutien » du syndicat qui se rend sur les lieux pour l'occupation.
Dans les latifundias où il y a un ou deux militants du P.C.P.,
ceux-ci sont pratiquement toujours élus à la commission et se
chargent de tout le travail. Ils sont par la suite rapidement
considérés comme les nouveaux patrons.
Pour
l'encadrement des occupations de terres le syndicat obtient très
rapidement l'appui nécessaire de l'armée contrôlée par le P.C.P.
et les groupes gauchistes, surtout depuis le 11 mars 1975. Son rôle
est avant tout de veiller à ce que les occupations se fassent en
ordre, en particulier que les moyens de production reviennent en
totalité aux ouvriers mais il faut que les récoltes de l'année en
cours et des années passées ainsi que les biens des latifundiaires
ne soient pas touchés afin que ces derniers puissent les récupérer.
Ainsi, au cours d'une des occupations à laquelle j'ai assisté en
septembre 1975 où, très exceptionnellement, ni le syndicat ni
l'armée n'étaient présents au rendez-vous fixé, les ouvriers
s'étaient emparés de la voiture du fils du latifundiaire en
plus des moyens de production auxquels ils « avaient droit ». Le
latifundiaire s'était enfui le matin, résigné, après l'occupation
puis, ayant appris qu'il pouvait avoir l'appui de l'armée, revint
furieux l'après-midi réclamer « sa » voiture. Il a fallu que les
travailleurs expliquent à l'armée par téléphone que la voiture
était absolument nécessaire au fonctionnement de la coopérative et
qu'elle ne servirait qu'à cela,
pour qu'ils puissent la
garder. Il était clair dans leur esprit qu'il s'agissait avant tout
de faire justice à ce patron qui avait déjà trois voitures sur
place et bien d'autres à Lisbonne, alors qu'ils devaient toujours,
eux, se déplacer en mobylette ou à pied ! La présence de l'armée
rendait de même impossible l'occupation des multiples maisons de
campagne des latifundiaires, ces véritables petits châteaux luxueux
au milieu des bâtiments d'exploitation. Encore vides actuellement
dans la quasi totalité des coopératives, ils auraient pu être
le centre d'une vie communautaire en dehors du travail comme cela
s'est produit quelques fois. Confrontés au M.F.A. (mouvement des
forces armées) « toujours aux côtés du peuple », les ouvriers se
voient privés des possibilités de distribution du produit de leur
travail. Non-accès au produit du travail, cela signifie que le
travail salarié continue d'être le seul moyen de survie. Reste
alors à revendiquer un travail salarié toute l'année. C'est ce qui
va motiver à partir de ce moment-là toutes les occupations de
terres dans le sud. Il
est particulièrement notable de voir à quel point, par cette série
de mesures orchestrées par le P.C.P., celui-ci non seulement défend
à fond le projet de réforme agraire (se limiter aux latifundias
sous-exploitées : voir précédemment) préconisé par la
bourgeoisie industrielle dont il obtient le soutien momentané; mais
de plus il réussit à rompre totalement le mouvement
révolutionnaire. La délégation de pouvoir devient alors de règle
parmi les travailleurs : on préfère laisser les responsabilités
aux camarades les plus débrouillards pour qu'ils soient élus à la
commission de travailleurs et aillent s'entendre avec le syndicat.
L'occupation prend alors un caractère formel où l'armée et le
syndicat prennent la direction des affaires. Une liste est préétablie
des ouvriers coopérateurs qui entrent dans la coopérative et à qui
un travail est assuré toute l'année. Le syndicat n'a alors pas
grand mal à imposer que les mêmes salaires soient conservés,
salaires définis par les contrats collectifs de travail, « la
grande conquête des travailleurs qu'il nous faut respecter ». Le
droit à l'emploi toute l'année est le morceau de sucre qui fait
passer la pilule.
10
- La loi de la réforme agraire; La
légalisation d'un état de fait.
Intervient
à cette époque (juillet 1975) une troisième composante de
l'encadrement du mouvement des ouvriers agricoles dans les limites
d'une réforme agraire : le ministère de l'Agriculture contrôlé à
l'époque par des groupes gauchistes en particulier le M.E.S.
(Mouvement de la Gauche Socialiste, proche du P.S.U. ou de l'O.C.T.).
Le 15 avril apparaît le programme de réforme agraire, promesse
d'une loi de réforme agraire, c'est-à-dire de légalisation des
occupations par la nationalisation des terres. Celle-ci paraît le 29
juillet 1975. Arrachée par les ouvriers agricoles elle est en fait
dans le contexte où elle sort, une loi de protection des
latifundiaires. Outre les limites d'expropriation et les droits de
réserve dont nous avons déjà parlé au début de ce texte, elle
prévoit l'indemnisation des latifundiaires ! Ils ont de plus droit
aux récoltes de l'année. Alors que Batista, alors ministre de
l'Agriculture et principal auteur de cette loi prétend avoir fait
une loi pour « légaliser ce que. le mouvement ouvrier avait défini
de lui-même jusqu'ici », elle n'est en fait qu'un moyen
supplémentaire pour l'enterrer dans une réforme agraire avec tout
l'aspect productiviste que cela suppose : 1) limitation de la loi à
la seule expropriation et nationalisation des terres. Batista prend
prétexte que les ouvriers agricoles n'ont pas encore défini les
nouvelles unités de production. Malheureusement son expulsion par la
droite (P.S. en tête) en septembre l'empêchera de tenir sa promesse
: celle de publier une loi légalisant les coopératives ouvrières.
2) réquisition des seuls moyens de production a des seules fins de
production. 3) série de mesures légales pour empêcher de la part
des latifundiaires tout boycott de la production ou décapitalisation
des exploitations : ce sont les promesses présentées ci-dessus,
accordées sous conditions. 4) encadrement direct des coopératives à
travers le crédit à court terme puis à long terme qui doit être
distribué sur-le-champ à ces unités nouvellement
formées. Elles en avaient absolument besoin pour payer les premiers
salaires, vu qu'elles étaient dépourvues du produit
de l'année. Il s'agissait donc d'éviter à tout prix qu'elles
soient acculées à une
décapitalisation des exploitations (vente du bétail ou des
machines) (12). Cependant dans de nombreuses coopératives formées
avant la parution de la loi et dépourvues de tout moyen de
subsistance à cause des limites imposées par l'armée, les ouvriers
ont travaillé jusqu'à trois mois sans pouvoir se distribuer quoi
que ce soit (ni en nature, ni en argent). Ceci démontre à quel
point la libre association dans le travail et la libre distribution
du produit du travail étaient les motifs des premières occupations.
Face à l'asphyxie, les
travailleurs étaient bien obligés d'accepter le système de
salariat et de crédit que la loi leur imposait.
Sans
doute que dans la formule de Batista citée plus haut, il fallait
entendre par « ce que le mouvement social ouvrier avait défini de
lui-même », la simple volonté du syndicat. C'est en tout cas à un
appui total de ce qu'il avait commencé à faire qu'aboutit la loi et
la formation de l'I.R.A. (Institut de Réforme Agraire), chargé de
son application. Celui-ci était représenté dans chaque district
par un Centre Régional de Réforme Agraire (C.R.R.A.).
Sont
conservés et généralisés partout les principes suivants: élection
d'une commission de travailleurs (C.T.); contrôle de la pro
duction qu'elle se doit d'effectuer; établissement préalable d'une
liste de futurs coopérateurs; égalisation de tous les salaires sur
ceux que définissent les contrats collectifs de travail; enfin
fixation du jour de l'occupation, en accord avec le syndicat, l'armée
et le C.R.R.A. Ce dernier se charge : 1 - de faire l'inventaire des
moyens de productions réquisitionnés pour le fonctionnement de la
nouvelle coopérative. 2 -
de la distribution du crédit pour les salaires d'après une
procédure de vérification des montants accordés en concordance
avec les salaires fixés. Les expropriations (nationalisation des
terres et réquisition des moyens de production par l'I.R.A.) sont
proposées par un Conseil Régional de Réforme Agraire au ministre
de l'Agriculture qui ratifie ensuite. Ce Conseil Régional de Réforme
Agraire est composé de cinq délégués : un du syndicat, un de
l'armée, un du C.R.R.A. un de la Ligue des petits et moyens
agriculteurs (montée par le P.C.P.) et un de l'État.
11
- Les centres régionaux de la réforme agraire :
l'entrisme des groupes gauchistes
l'entrisme des groupes gauchistes
Les
C.R.R.A. sont alors dirigés et pris en charge par des agronomes,
vétérinaires, économistes et juristes en majorité
d'extrême-gauche (équipes formées sous l'instigation de Batista).
Il est notable de voir à quel point ils marchent la main dans la
main avec le syndicat des travailleurs ruraux ! Certains gauchistes
des C.R.R.A. expliquent cela par le rapport de forces existant à
cette époque. Mais les C.R.R.A. ont-ils vraiment essayé de changer
ce rapport de forces ? Le rythme de vie facile de ces techniciens
venus de la ville, qui ne travaillaient souvent que six heures par
jour (dont deux heures de discussions) et qui recevaient des salaires
bien supérieurs à ceux des ouvriers a difficilement rompu le mépris
de ceux-ci pour une catégorie de gens qui, pendant cinquante ans,
avaient défendu les intérêts des latifundiaires. Certains d'entre
eux même, continuaient à se faire appeler « Monsieur le Docteur »
ou « Monsieur l'Ingénieur » ! Malgré une volonté d'autonomie des
C.R.R.A., affichée parle Ministère, la hiérarchie des pouvoirs
demeurait quasiment toujours très forte dans les C.R.R.A., souvent
par souci d'empêcher les techniciens réactionnaires parfois encore
nombreux d'agir à leur guise. Des tentatives ont été faites par
les C.R.R.A., surtout là où le syndicat n'était pas totalement
contrôlé par le P.C.P. (comme à Alcacer-do-Sal), pour créer des
sous-commissions dans les coopératives afin d'obtenir une meilleure
répartition des pouvoirs entre les ouvriers. Mais toutes ces
tentatives ont fini par avorter. Quoi d'étonnant quand on sait dans
quel contexte on demandait aux travailleurs de « gérer » les
nouvelles unités formées, autrement dit de gérer leur propre
exploitation ? Mais bien plus grave était l'attitude de certains
C.R.R.A. par rapport au problème des petits paysans : le syndicat
avait longtemps hésité à imposer aux ouvriers une attitude de
sauvegarde systématique des petits paysans, sans doute pour
conserver un maximum de crédibilité dans ces moments difficiles.
Avec
la complicité de la Ligue des Petits et Moyens Agriculteurs les
petits paysans étaient facilement intégrés, de gré ou de force,
dans les nouvelles unités, mais alors comme salariés et non comme
travailleurs librement associés. Ce comportement, non sans rapport
avec les campagnes anti-communistes très dures dans le nord pendant
l'été 1975, coûtera cher au P.C.P. par la suite. Celui-ci va très
rapidement changer d'attitude. Il est appuyé à fond dans ce sens
par certains C.R.R.A. On assiste ainsi de leur part à des journées
entières d'explications avec les ouvriers agricoles, avant les
occupations, afin de préserver les intérêts des petits paysans et
fermiers désireux de continuer l'exploitation individuelle de la
terre. Si l'intégration des paysans dans les coopératives ou unités
collectives de production signifiait à ce moment-là leur pure
prolétarisation, il n'en reste pas moins que toute cette campagne
d'explications était faite au nom de « l'alliance de classes
nécessaire » que les ouvriers se refusaient dans la majorité des
cas à comprendre et accepter.
12
- Les unités collectives de production :
un
projet de capitalisme d'État pour la réforme agraire
Ce
que les C.R.R.A. opposent à ce projet .
En
fait la seule différence profonde qui apparaît entre le syndicat et
les C.R.R.A. porte sur la définition des nouvelles unités de
production. Dès le début le syndicat des ouvriers agricoles et le
P.C.P. tentent de généraliser la formation d' «unités collectives
de production » (U.C. P.). Ce sont des regroupements de plusieurs
propriétés occupées. Les commissions de travailleurs à la tête
de chacune de ces propriétés élisent une commission administrative
étroitement liée au syndicat et qui détient tous les pouvoirs.
Outre l'application des salaires fixés, le syndicat s'occupe de la
répartition de la main-d'oeuvre disponible et des profits pour les
réinvestissements entre les différents domaines. Les U.C.P. ont des
tailles énormes, souvent de plusieurs dizaines de milliers
d'hectares. Elles emploient 500 à 1 000 travailleurs. Elles
atteignent alors la taille d'unités administratives (communes ou
cantons), même entre les mains du P.C.P. Celui-ci en arrive ainsi à
contrôler totalement des régions entières . Les C.R.R.A. opposent
à cette formidable concentration de pouvoirs la création de petites
coopératives ouvrières autonomes qui pourront se regrouper par la
suite en unions de coopératives : la définition des nouvelles
unités de production dépend ainsi directement du rapport de forces
entre syndicats et C.R.R.A. et le degré de contrôle que le P.C.P.
d'une part et les gauchistes d'autre part exercent sur chacun de ces
appareils - Ainsi, dans les districts de Beja (sud de l'Alentejo) ou
de Portolegre (Centre-Est) où le syndicat est très fort et les
C.R.R.A. peu contrôlés par les gauchistes ; on arrive rapidement à
une généralisation des U.C.P. — A l'opposé, dans les districts
d'Evora (nord de 1'Alentejo) et Alcacer-do-Sal, la force des C.R.R.A.
(dûe à leur organisation et leur contrôle par des gauchistes
actifs) et la présence, d'éléments révolutionnaires au sein du
syndicat comme à Alcacer-do-Sol, conduit à une généralisation des
coopératives ouvrières de production. Mais dans un cas comme dans
l'autre les salaires des C.C.T. sont respectés. La seule différence
est qu'il peut y avoir partage des bénéfices de fin d'année entre
les travailleurs des coopératives autonomes. Elles prêtent
ainsi le flanc aux justes critiques du P.C.P. car ce système de
coopératives indépendantes, intégrées à un marché, fait
apparaître des rentes différentielles entre coopératives,
déteignant directement sur les différences de revenus entre
travailleurs. De plus, ce système fait le jeu de la bourgeoisie
industrielle (P.S; P.P.D.) qui cherche à diviser et à isoler les
coopératives en vue de mieux maîtriser le prolétariat rural et de
mieux intégrer au marché des unités formées. Voir plus loin les «
désannexations » opéréres actuellement par le P.S.). D'abord
contraintes à soutenir l'action du P.C.P. face au développement du
mouvement ouvrier révolutionnaire à la campagne, la bourgeoisie
industrielle l'attaque ensuite très rapidement dans son projet de
capitalisme d'État généralisé. L'attitude radicale des ouvriers
agricoles l'oblige cependant à renoncer à un projet de réforme
agraire aboutissant à une exploitation individuelle de la terre. Ce
projet devenu parfaitement utopique n'est plus défendu que par les
groupes représentatifs des latifundiaires (C.D.S.; C.A.P.), soucieux
de maintenir leur emprise idéologique fasciste dans le nord du pays.
Il s'agit donc pour la bourgeoisie industrielle de trouver des formes
d'intégration au marché autres que l'encadrement facile de la
petite exploitation individuelle de la terre par le crédit, les
industries agro-alimentaires et l'« encadrement technique ».
Généraliser les coopératives ouvrières dans le sud aurait
signifié, dans une économie dominée déjà à 60% par le secteur
nationalisé, donner un atout formidable au P.C.P. qui aurait imposé
un marché d'État collecteur des produits agricoles et de la
plus-value du secteur. Aussi se borner à l'intégration des
coopératives à l'aide du crédit et d'un encadrement technique
approprié n'aurait pas suffi à enrayer ce projet mais s'y accordait
fort bien. Il fallait a tout prix réaliser le maintien d'un fort
secteur privé dans l'agriculture; sa signification aurait été
toute autre dans une situation de résorption du chômage par les
coopératives : contraint à réaliser une accumulation du capital,
ce secteur privé aurait
pu servir de point de départ pour un développement des industries
agro-alimentaires qui, tel que le préconise le P.S., auraient été
les bases essentielles de l'intégration des coopératives.
13
- Le projet de capitalisme privé
pour la réforme agraire :
les mesures du gouvernement P.S.
après le 25 novembre 1975
pour la réforme agraire :
les mesures du gouvernement P.S.
après le 25 novembre 1975
La
réalisation d'un tel projet nécessite une rupture totale du
mouvement ouvrier d'occupation des terres : autant il s'agissait pour
le P.C.P., au début, de briser le mouvement révolutionnaire et de
le transformer en mouvement purement revendicatif (emploi toute
l'année), autant il s'agit pour le P.S. de mettre fin à tout
mouvement d'occupation des terres quel qu'il soit. Ainsi le 25
novembre, alors que la droite et le P.S. reprenaient en main l'armée
et disposaient enfin d'un appareil de répression qui lui avait fait
défaut, toute occupation de terres est immédiatement interdite :
l'armée elle-même intervient le 25 novembre comme dans les
districts de Béja et de Santarém. Un mois et demi plus tard les
directeurs des C.R.R.A., qui se refusaient à appliquer les mesures
du ministère sont mis à la porte et remplacés par des types du
P.S. Leur éviction est suivie en mars 1976 de celle de tous les
techniciens progressistes « récalcitrants » dont certains avaient
séquestré les nouveaux directeurs pour les obliger à signer les
demandes d'expropriation et les fournitures de crédits agricoles aux
coopératives. Ils sont remplacés par des techniciens du P.S. ou
franchement de droite, appartenant même souvent à des familles de
latifundiaires. Les C.R.R.A. ont perdu du même coup toute
crédibilité auprès des travailleurs. La modification de la loi de
réforme agraire (droits de réserve généralisés; zone de
délimitation de l'application de la loi) est négociée avec le
P.C.P. : il s'agit de le tenir à genoux par le respect de certaines
orientations fondamentales concernant les nationalisations de terres.
Mais l'application de la loi est mise au rencart en attendant que la
situation politique se stabilise et que les conditions pour une
offensive ouvrière soient meilleures : ainsi, alors qu'au 25
novembre près d'un million d'hectares avaient été expropriés (sur
les 1 600 000 touchés par la loi) en quatre mois après la parution
de la loi, dix mois plus tard (soit 76) 100 000 seulement sur les 600
000 restant sont expropriés. Ces nationalisations sont effectuées
là où les travailleurs sont démobilisés. De très nombreuses
coopératives formées avant le 25 novembre restent déclarées
illégales, sur des terres non expropriées, en guise de sanctions
contre les « occupations illégales menées par le P.C.P. et
les gauchistes » (13). Les coopératives demeurent sans statut. Les
premières applications des droits de réserve aboutissent à des
heurts violents entre ouvriers agricoles et latifundiaires (à
Coruche, début mars 1976). Le P.S. attend alors septembre 1976 pour
passer à l'offensive. Le moment est bien choisi : trois mois après
l'instauration du premier gouvernement constitutionnel qui est
minoritaire (P.S.) mais que la démobilisation générale et le
silence des partis de gauche et de droite en quête d'alliances
rendent confiant et stable; et juste avant les négociations des
nouveaux contrats collectifs de travail. Il s'agit : 1) des
désoccupations des propriétés de moins de 50 000 points qui ont
été occupées (ces désoccupations sont approuvées par le P.C.P.
et donc le syndicat, qui marchande tout ce ci contre
l'application totale de la loi de nationalisation des terres). 2) de
l'application totale des droits de réserve avec la présence
systématique de la G.N.R. (14). Tout cela accompagne la «
désannexation » des coopératives, c'est-à-dire la division totale
des coopératives opérées par le P.S. grâce à l'appui de
l'appareil d'État, à partir de marchandages idéologiques : que,
sous l'instigation des C.R.R.A., vingt parmi les cent travailleurs
d'une coopérative ou U.C.P. soient d'accord pour former une unité à
part, voilà aussitôt la coopérative ou U.C.P. amputée des terres
qui leur reviennent et qui leur sont remises sous la protection de la
G.N.R. Le droit de réserve est ensuite entièrement prélevé sur
les terres des 80 travailleurs restant. Aussi étonnant que puissent
paraître ces opérations, nous ne devons pas oublier que pour la
majorité des ouvriers agricoles encore analphabètes, les seuls
moyens d'information sont le syndicat (P.CP.) et le C.R.R.A. (P.S. et
droite). Ces opérations sont généralement un coup décisif porté
aux coopératives : les droits de réserve sont de véritables trous
(des coopératives de 60 000 points se voient amputées de 50 000
points !) réduisant une bonne partie des ouvriers au chômage. De
plus sous la protection des C.R.R.A. les latifundiaires choisissent
l'emplacement des droits de réserve autour des bâtiments
d'exploitations, biens essentiels au fonctionnement des coopératives
et qui leur sont retirés. Sont restituées au latifundiaire
également les machines existant au moment de l'occupation. Or les
C.R.R.A. savent pertinemment qu'en
un an la quasi totalité des coopératives n'ont pas eu le temps
d'accumuler un capital suffisant pour acheter de nouvelles machines.
Bien au contraire la reconversion du système des cultures
qu'imposait la fixation des ouvriers dans les coopératives
(augmentation considérables du nombre d'ouvriers par hectare) a été
très difficile et douloureuse (souvent à peine commencée). Un
encadrement technique absolument déficient et souvent même
totalement inexistant en est la cause principale. Malgré des
salaires de misère distribués aux ouvriers, de nombreuses
coopératives terminent ainsi leur première année avec un déficit
important.
14
- La défaite douloureuse d'un prolétariat
fidèle au syndicat
fidèle au syndicat
Tout
laisse penser que, contrairement aux promesses du P.S. faites au
P.C.P., les quelques 500 000 has restant à exproprier ne soient pas
nationalisés avant longtemps ou ne le soient jamais. Sans doute
serviront-ils à donner une force suffisante à un secteur privé
auquel le P.S. se propose de redonner vie. Le syndicat des
travailleurs ruraux, fort d'avoir fait respecter la légalité
jusqu'au bout, se trouve maintenant contraint d'accepter à
contre-cœur l'application des droits de réserve. Certains militants
s'y opposent pourtant avec vigueur. Les ouvriers se retrouvent le
plus souvent désarmés face à cette offensive. Leur résistance se
limite à un niveau local. Leur confiance totale dans le syndicat les
prend au dépourvu dans une remise en cause tardive. Des heurts
fréquents étaient pourtant apparus depuis les occupations entre
ouvriers et syndicats. C'était généralement à propos de l'emploi
d'ouvriers agricoles que le syndicat voulait imposer aux coopératives
qui ne pouvaient pas les accepter. Le rôle du syndicat était
d'autant plus ambigu que après avoir dressé une liste de
travailleurs en quête de travail, il entendait placer en priorité
ceux qui se trouvaient en tête de liste, souvent même si ce n'était
pas ceux qui avaient le plus besoin d'emploi. On voyait ainsi imposé
aux coopératives l'emploi d'ouvrières dont les maris travaillaient
ou d'ouvriers ayant d'autres sources de revenu alors que des femmes
seules ou avec des enfants à leur charge se retrouvaient sans
travail. Des situations de conflit étaient ainsi créées dans les
villages par ce système qui empêchait tout débat collectif sur ce
problème. Une fois les coopératives mises en place, les syndicats
étaient ainsi réduits le plus souvent à de simples agences de
l'emploi. Cependant la concentration des pouvoirs réels, au sein des
coopératives, dans les mains de quelques membres des commissions de
travailleurs réduisait les conflits syndicats-coopératives à des
conflits syndicats-commissions de travailleurs. Pour la majorité des
travailleurs, en particulier pour les femmes qui continuent à faire
les travaux les plus indifférenciés (désherbage, cueillettes) avec
les salaires les plus bas la commission de travailleurs fait figure
de nouveau gérant. (Les latifundias étaient dirigées chacune par
un gérant, représentant du latifundiaire pour l'organisation de la
production). Ainsi, s'ils ont des revendications à faire, les
ouvriers s'adressent à la commission des travailleurs et quand
celle-ci ne peut les satisfaire certains vont s'adresser au syndicat.
Si certains membres des commissions de travailleurs semblent bien
s'adapter à leur rôle de dirigeant, de nombreux autres, dégoûtés,
cherchent à se faire remplacer. Ils trouvent difficilement des
remplaçants volontaires malgré le flot des revendications et des
mécontentements. On comprend alors que pour la majorité des
ouvriers agricoles le syndicat continue d'apparaître comme le
défenseur des coopératives et U.C.P., et comme une garantie
immédiate d'un travail permanent pendant toute l'année. Mais
jusqu'à quand pourra-t-il remplir ce rôle ? La suite des-événements
qui se passe actuellement dans les campagnes portugaises risque
d'être décisive pour les ouvriers agricoles du sud.
QUELQUES
CONCLUSIONS
Pour
la première fois dans l'histoire, au Portugal, une réforme agraire
est issue d'un mouvement révolutionnaire d'ouvriers agricoles. C'est
sans doute cela le trait le plus particulier de la réforme agraire
portugaise. Pour la première fois depuis longtemps, on a pu
entrevoir une lutte de prolétaires dans l'agriculture ou la
production est vue comme une production sociale et non privée et où
la lutte ne revendique aucun intérêt lié à la propriété privée.
De là un certain nombre de caractères que certains se plaisent à
mettre en valeur : contrairement à la quasi-totalité des réformes
agraires (sauf la réforme agraire mexicaine) la loi de réforme
n'apparaît que bien après le début des occupations de terres : la
loi est arrachée par le mouvement social et non pas à l'origine de
la réforme. Contrairement à la majorité des réformes agraires
(sauf au Pérou par exemple), elle aboutit directement, sans phase
ultérieure, a des formes collectives d'exploitation de la terre. La
récupération d'un mouvement révolutionnaire à la campagne à des
fins de restructuration du capitalisme nous amène à un certain
nombre de conclusions. Elles nous semblent importantes car le
développement du capitalisme dans des régions de plus en plus
nombreuses amènera dans
les années à venir les ouvriers agricoles à jouer un rôle
primordial dans les campagnes. Que l'on songe aux répercussions que
pourraient avoir un mouvement révolutionnaire dans les campagnes des
pays de l'Est ou de la Chine, de Californie ou du Bassin Parisien ou
de l'Aquitaine.
En
premier lieu, la réforme agraire portugaise démystifie une fois de
plus le mot-d'ordre « la terre à qui la travaille » que l'on peut
rapprocher d'un mot-d'ordre que les groupes socio-démocrates de
gauche et léninistes continuent à brandir dans des idéo
logies dont ils s'étonnent eux-mêmes qu'elles ne soient pas
comprises : ainsi, en est-il des appels faits autour du « contrôle
ou vrier » en vue d'une soi-disant « autogestion ». La
réforme agraire au Portugal démontre même que le mot-d'ordre
d'occupation des ateliers de production et prise en main de la
production (en l'occurrence, ici, occupation des terres sous le
mot-d'ordre « la terre à qui la travaille ») s'il s'en limite là
est profondément contre-révolutionnaire car il est à la base de la
rupture totale du mouvement révolutionnaire pris dans un piège.
Même
une grève générale avec occupation des ateliers de production (ou
occupation des terres) peut jouer ce rôle. Comme l'avaient compris
certains anarchistes au 19ème siècle : « La grève générale
telle qu'on nous là décrit d'avance est une pure utopie. Ou bien
l'ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, rentrera
à l'atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de
plus. Ou bien, il voudra s'emparer des produits de vive force. Qui
trouvera-t-il devant lui pour l'en empêcher ? Des soldats, des
gendarmes, sinon les bourgeois eux-mêmes, et alors il faudra bien
que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera
l'insurrection, et la victoire restera au plus fort ». (15)
Il
ne peut donc y avoir de développement du mouvement révolutionnaire
sans l'accaparement (forcément violent) et la distribution du
produit du travail qui ont une valeur d'usage de consommation, sans
par conséquent que la lutte ne sorte de l'atelier de production.
C'est la seule forme de rupture avec le salariat qui est la base de
l'exploitation et de l'aliénation des ouvriers. Voir les luttes
urbaines qui se développent actuellement en Italie, aux États-Unis,
(auto-réductions, distributions collectives des produits des grands
magasins faites par des ouvriers — refus de paiement des loyers,
etc.) ou en Pologne (pillage de grands magasins) sur lesquelles la
majorité des groupes politique tiennent à garder le silence.
Affrontés à l'armée
et au P.C.P. les ouvriers agricoles portugais ne peuvent s'emparer du
produit de leur travail. Ils doivent se borner à s'emparer de la
terre et de moyens de production. Le travail sala rié continue
alors d'être le seul moyen de survie et la possibilité d'avoir un
travail assuré pendant toute l'année devient la conquête
fondamentale du 25 avril. L'autogestion
des coopératives ouvrières ne devient que la gestion par les
ouvriers de leur propre exploitation. La délégation de pouvoirs et
la concentration des pouvoirs font alors place à ce vieux mythe que
certains voudraient voir refleurir. Or tous les groupes gauchistes se
montrent parfaitement incapables au bout du compte, de proposer une
alternative révolutionnaire aux ouvriers agricoles. Ils se limitent
à une critique de «
gauche » du P.C.P. : au mot d'ordre « la terre à qui la travaille
», lancé par le P.C.P. pour la réforme agraire au moment des
occupations, l'U.D.P. (16)
répond « les machines, le bétail, la terre à qui la travaille ! »
(17). Cela explique leur totale impuissance à s'implanter parmi les
ouvriers agricoles qui voient en eux des divisionnistes pour des
histoires de chapelles. Mais bien plutôt que l'attitude des groupes
gauchistes, le problème réel est celui de l'absence de liaison et
de coordination autonome
avec les ouvriers des villes : c'est sans doute là un élément
fondamental qui peut
expliquer les limites de leur combativité face à l'armée et aux
structures d'encadrement (syndicat, C.R.R.A.) : l'emprise
idéologique très forte du P.C.P. et du M.F.A. se- comprend
si l'on sait que parmi ces ouvriers en très grande majorité
analphabètes et se déplaçant très peu, le P.C.P. contrôle tous
les moyens d'information
(bien qu'il ait été concurrencé par la suite par les gauchistes
puis par le P.S. au niveau des C.R.R.A.). Il n'a pas de mal alors à
réduire les ouvriers à un mouvement purement revendicatif quand
cette revendication est fondamentale (besoin de
vivre, donc droit au travail toute l'année). De même les seules
liaisons existantes avec les ouvriers des villes sont entièrement
contrôlées par le P.C.P.
Ainsi en est-il lorsque ce sont des ouvriers des industries
d'engrais qui décident de distribuer des engrais aux coopératives
ou lorsque des journées de travail volontaire sont organisées
par le P.C.P. dans un seul objectif productiviste ( pour « la
bataille de la production »). Les liens de solidarité
internationale sont quasi
inexistants. En particulier les ouvriers agricoles portugais ignorent
totalement la condition de leurs homologues espagnols, dans le sud de
l'Espagne où domine la grande latifundia dans les conditions d'une
agriculture plus développée. Il est évident que limité à la
campagne ou à la ville (de même que limité à un seul pays ) le
mouvement révolutionnaire est forcément voué à l'échec par
étouffement économique (s'il n'est pas détruit auparavant par la
répression physique).
Cela
pose le problème
général de l'information dans la coordination des luttes à la
campagne. Nous avons vu que les ouvriers agricoles s'y sont heurtés
et qu'ils ont tenté de le résoudre par le dépassement des luttes
locales telles qu'elles eurent lieu au 19ème siècle; par la montée
d'une coordination directe dans la lutte en 1962; par la coordination
syndicale en 1975. En fait, seules une solidarité de classe et des
formes de liaisons autonomes avec les ouvriers des villes
susceptibles de détenir les moyens d'information de masse (radios,
télévision, journaux) ainsi qu'avec ceux d'autres pays peuvent
permettre de dépasser ce problème.
Enfin
la réforme agraire portugaise est le constat d'échec total de la
conception léniniste de « l'alliance de classe » ouvriers-paysans,
ici, ouvriers agricoles-paysans, et de son caractère erroné. En
voulant faire respecter cette alliance, P.C.P. et groupes gauchistes
léninistes n'ont fait que servir la bourgeoisie industrielle, bien
trop heureuse de ces mesures d'encadrement des ouvriers agricoles.
Basée sur des conceptions électoralistes qui attribuent de
l'importance aux classes d'après le nombre de leurs représentants,
cette idée ne tendait à rien d'autre qu'à permettre la prise du
pouvoir par le parti. Cela supposait le maintien de l'appareil
d'État, donc des rapports de classes, et le respect de la propriété
privée. Ces groupes et partis jugeaient les ouvriers agricoles
incapables de tenir compte des « intérêts » des petits paysans.
Pourtant pendant un an et demi au Portugal, les événements ont
clairement montré par comparaison avec la passivité des petits
paysans du nord, que seule la classe ouvrière organisée de manière
autonome était réellement révolutionnaire. Seule elle avait mis en
place des structures nouvelles de démocratie directe et était
capable de généraliser une transformation profonde dans les
rapports sociaux. C'était l'abolition des classes et des privilèges
que voulaient les ouvriers agricoles du sud et non la remise à plus
tard de leur émancipation qu'on entend leur imposer par le respect
de petits producteurs marchands et donc de la marchandise et du
pouvoir. Il suffit de voir les répercussions qu'a eu le mouvement
des ouvriers agricoles parmi les petits paysans pour saisir que la
conception léniniste de l'alliance de classes est totalement erronée
et qu'elle ne fait que servir les intérêts d'une petite bourgeoisie
qui aspire au pouvoir : beaucoup de petits paysans n'ont pas accepté
d'entrer dans les coopératives non pas par désir de conserver leurs
petites propriétés privées sacrées, comme
on le dit souvent (leurs propriétés étant la garantie de leur non
prolétarisation) mais par refus de la condition de salarié qui les
attendait dans les coopératives (18) : ils ne pouvaient concevoir
disaient-ils, un travail réglé suivant un horaire fixe et non
suivant les besoins de la
production, un salaire fixé d'après les heures de
travail et non un partage des bénéfices. Même pour des paysans
proches du P.C.P., la
nationalisation des coopératives signifiait une domination de l'État
qu'ils refusaient. Ils y opposaient la formation
de coopératives par actions, garantie de leur non
prolétarisation.
Il s'agissait, il est vrai, essentiellement de jeunes paysans,
aspirant en majorité à d'autres formes de travail que le
travail solitaire ou en
famille. Les paysans âgés n'étaient pas prêts à remettre en
cause à la fin de leur vie de travail, une forme d'exploitation à
laquelle ils s'étaient attachés pendant des années. Leur petite
propriété privée avait
de ce fait un caractère sacré, même si c'était un ridicule lopin
de terre. Dans le Ribatejo (zone de contact entre le nord et le sud)
des petits paysans ont constitué des coopératives!
(de production ou d'entraide) avec des ouvriers agricoles temporaires
en occupant des terres à l'abandon et en regroupant leurs terres.
Ces occupations ont été faites sans l'aide des syndicats ni de la
Ligue des petits et moyens agriculteurs. Dans ces coopératives
l'organisation du travail est totalement différente de celle des
coopératives ou U.C.P. du sud : l'ensemble des travailleurs
participe aux tâches administratives (il n'y a pas de commission de
travailleurs élue). Les maisons d'habitation sont occupées et une
vie commune s'y développe (repas en commun, habitat en commun,
crèche, etc.) il n'y a pas d’institutionnalisation des heures de
travail. Même si une certaine forme de salariat est conservée ou
supprimée par suite d'un manque d'argent (il y a alors une caisse
commune) il y a distribution du produit du travail en nature et des
bénéfices non réinvestis. Certains ont vu un caractère
révolutionnaire dans des coopératives faites par des ouvriers et
des paysans réunis : l'ouvrier agricole impose l'abolition de la
propriété privée et l'association dans le travail; le paysan
impose une organisation de la production suivant ses besoins et non
d'après des critères marchands (horaires fixes) et un contrôle
égalitaire de la répartition des tâches. Quoiqu'il en soit il n'en
est pas moins vrai qu'un mouvement révolutionnaire autonome de la
classe ouvrière dans le sud a ayant abouti à des formes de mode de
production communiste (même si elles avaient été ensuite écrasées
par l'environnement capitaliste) aurait eu des répercussions
extrêmement importantes et difficilement mesurables dans le nord; et
ceci indépendamment du fait que les ouvriers agricoles n'aient pas
hésité à écraser les petits fermiers capitalistes et les petits
latifundiaires et supprimer les pri vilèges des petits
exploitants individuels du sud. Il suffit de voir que la seule visite
des coopératives petits paysans et ouvriers agricoles du Ribatejo
par des petits paysans du nord a été à l'origine de la formation
de coopératives paysannes dans le nord,véritables noyaux
révolutionnaires au sein du bastion du fascisme.
Notes
1.
La F.N.S.E.A. est un syndicat français de droite tenu par les gros
agriculteurs capitalistes notables qui prétendent de-fendre
l'unité du monde rural, ralliant ainsi les petits paysans à leur
cause. Leurs revendications se limitent à des revendications de prix
d'achat des produits agricoles, ce qui bien sûr profite plus aux
gros paysans qu'aux petits.
2.
Source O.C.D.E. rapport sur le Portugal 1960.
3.
Le coup d'État militaire du 25 avril 1974 montre à plein jour la
faiblesse de la bourgeoisie industrielle. Ce n'est que par la contra
diction de son propre appareil d'État que le régime fasciste tombe,
en pleine décomposition : il ne reste que la P.I.D.E., police
fasciste et quelques hauts militaires gradés pour le défendre. La
bourgeoisie industrielle, à peine organisée est absolument
incapable de prendre la direction d'un front anti-fasciste, malgré
les efforts du P.C.P.
4.
Voir le texte en annexe (non publier ici)
5.
En 1925, le P.C.P. appuie le projet de réforme agraire de Esqueziel
de Campos.
6.
Entre 1958 et 1967 les
salaires agricoles passent de: 22,2
esc. par jour à 50,1 esc. par jour pour les hommes. 12,2 esc. par
jour à 26,8 esc. par jour pour les femmes. (moyennes des différentes
régions) source: F.A.O.; production Yearbook. De
1967 à 1973 les salaires de l'agriculture passent des indices 100 à
210, les prix à la consommation passent des indices 100 à 150.
(source O.C.D.E. : la politique agricole au Portugal. Paris 1975.
7.
De 1958 à 1968 les productions agricoles et forestières ont
augmenté en termes réels de 19% soit seulement 1% par an en moyen
ne ! Le pire est que cela résulte de l'augmentation des surfaces
forestières (19 000 has par an, subventionnés par l'état)
compensant une baisse de la superficie en céréales de 400 000 has
(par suite d'une généralisation des jachères par « manque de main
d’œuvre ») et l'abandon du ramassage des olives (suite à la
hausse des salaires). Les rendements moyens stagnent à des niveaux
très bas. En moyenne entre 1957 et 1963 ils sont (sauf pour le riz),
de trois à six fois inférieurs à ceux obtenus en Espagne,
eux-mêmes inférieurs à ceux obtenus en Italie. Les productions
animales à un niveau très
faible stagnent aussi. La part de l'agriculture dite développée
employant des ouvriers permanents est très faible : ainsi entre
1960 et 1970 le nombre d'ouvriers permanents diminue de 15,5% alors
que celui des ouvriers temporaires diminue de 45%. En 1960, 13
ouvriers sur 14 sont des ouvriers temporaires; en 1970, 10 ouvriers
sur 11 ouvriers sont temporaires. (sources : —Commissions des
communautés européennes. Informations internes sur l'agriculture.
VII : le Portugal. —
O.C.D.E. : la politique agricole au Portugal, Paris – 1975
8.
Voir « Portugal, l'autre combat ». Collectif Spartacus.
9.
Publications de la commission révolutionnaire d'appui à la ré
forme agraire (C.R.R.A.), organe du P.C.P. : série « histoire de la
réforme agraire », « les syndicats dans l'avant-garde de la lutte
».
10.
Ces contrats permettaient aux latifundiaires de défricher et de
remettre en valeur des terres abandonnées tout en les louant. Ces
petits fermiers pour une saison sont appelés « seareiros ». Ils
cultivent généralement des tomates ou des melons dans les zones
irri guées, des céréales dans les zones sèches.
12.
Dans certains cas exceptionnels il était autorisé aux coopératives
de réquisitionner les récoltes de l'année, absolument
indispensables au fonctionnement de la coopérative. C'était le cas
des coopératives viticoles où le produit de la vendange sert à
payer les salaires jusqu'à la récolte suivante. Dans tous les cas
il y a un encadrement syndical suffisant pour empêcher que ce soit
utilisé à d'autres fins.
13.
Formule employée dans tous les discours du P.S. sur la réfor
me agraire, en particulier par Lopez Cardoso dans ses interviews.
14.
G.N.R.: Garde Nationale Républicaine, équivalent des C.R.S.
français.
15.
Discours de Malatesta au Congrès anarchiste international
(Amsterdam, août 1907). Publié dans « Ravachol et les anarchistes
». Collection archives Julliard, p. 155.
16.
U.D.P. : Union Démocratique Populaire : principal groupe poli
tique maoïste portugais; proche du P.C.R. ou l'O.C.T. en France.
17.
Mot d'ordre lancé par l'U.D.P. et la F.E.C. (M.L.) (Fédération des
étudiants communistes marxistes léninistes) dans les manifestations
de l'Alentejo pendant l'été 1975.
18.
Le nombre de paysans entrés volontairement dans les coopéra
tives était d'ailleurs beaucoup plus important au début du
mouvement des occupations que par la suite.
Note:
Vosstanie nous avons effectué quelques corrections sur le texte
d'époque mais rien n'est parfait . N'hésitez pas à nous signaler
une coquille ou une autre correction.
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