Ainsi bout le chaudron de sorcière de l'Histoire
Union Ouvrière - Mensuel N°10 - 15 octobre 1975
Ainsi vont les luttes de classes, qu'elles ne s'embarrassent guère des prophéties, des déclarations d'intention, des discours gouvernementaux, des étiquettes. C'est le malheur des idéologues. Mais c'est à l'école des faits que s'instruisent les révolutionnaires, et, dans ce qu'elles ont de contradictoire et d'imprévisible y compris, les convulsions sociales qui secouent aujourd'hui le Portugal tout entier leur sont une meilleure école théorique et pratique que toutes les récitations sectaires d' « extrémistes » de la gueule et d'immobiles partisans du mouvement
Les « difficultés » que rencontre le sixième gouvernement provisoire dans son entreprise de « rétablissement de l'ordre » s'enracinent dans un approfondissement des contradictions de classes — qui n'est lui-même que le produit dialectique de tous les échecs et de toutes les déceptions essuyées depuis dix-huit mois par les prolétaires. Depuis à peine plus d'une année et demie, cinq gouvernements ont été usés, et le sixième a rencontré, dès avant même qu'il se mette en place, plus d'opposition que tous les précédents réunis. De Spinola à Carvalho, en passant par Cunhal et Soarès, il ne demeure aucun des « grands hommes » du 25 avril 1974 qui, après avoir été quelque temps acclamé par les prolétaires, n'en ait bientôt été méprisé.
Maintenant que les Atlantistes ont repris du poil de la bête, le principal obstacle qu'ils rencontreront sur la voie de leur « rétablissement de l'ordre », ce ne seront plus les forces moscoutaires (trop conscientes de leur faiblesse, et qui mènent aujourd'hui une prudente politique défensive afin de « sauver ce qui peut être sauvé »); CE SERONT LES TRAVAILLEURS ET LES SOLDATS DU RANG — ces soldats dont il semble qu'une certaine fraction ait du mal à se résigner à voir le beau rêve de la « révolution » s'évanouir écrivions-nous le 10 septembre. Et effectivement, si le P.C.P., égal à lui-même, cautionne le gouvernement Noske-Scheidemann en y participant, dans le temps même ou il lente de s'appuyer sur les mouvements de la rue pour réassurer SES positions et ramener Gonçalves — ce sont les soldats mutinés qui ont pris l'initiative, et c'est autour d'eux que se rassemble l'aile marchante du prolétariat.
Bien loin que les staliniens contrôlent ce mouvement, ils se voient plutôt contraints de le tolérer — et s'ils tentent de l'utiliser c'est sans aucune garantie quant à leurs possibilités de se l'annexer. On fait trop de références, dans ce mouvement, à la nécessaire lutte contre toute solution « CAPITALISTE D'ETAT » pour que Cunhal ne sache pas a quoi s'en tenir sur sa nature, et pour que le mouvement ne sache pas à quoi s'en tenir sur Cunhal.
Les mouvements de SOLDAT DU RANG, qui occupent aujourd'hui le devant d'une scène hier encore encombrée de « discussions » entre OFFICIERS, posent la question vitale de toute révolution : la désagrégation des forces de répressions de la vielle société et la constitution du mouvement de la révolution comme puissance militaire.
L'issue de la la CRISE sociale profonde ouverte par les mutineries n'est pas encore décelable à moins qu'on ne soit que trop fondé à craindre l'écrasement – mais, s'il est vrai que les rapports qui existent entre les hommes dans l'armée sont une image fidèle de ceux qui existent entre les hommes dans la société, alors la guerre sociale rampante, larvée d'aujourd'hui laissera bientôt la place à la guerre sociale ouverte.
Ce qui avait donné de la vigueur et de la puissance au mouvement des curés, des sociaux-démocrates, des petits-bourgeois occidentalistes, et aux débris du salazarisme pendant la longue crise de l'été, ce fut l'impuissance des gouvernements Gonçalvès à remettre la rue au pas, et le pays au travail. Rien ne dit que la même impuissance, mais cette fois devenue le fait d'un gouvernement Azevedo - Soares, ne contribuera pas à accentuer dans le prolétariat et les couches pauvres de la population le sentiment qu'il n'y a d'autre alternative que la liquidation de l'ancien ordre en son entier, ou un terrible retour au point de départ, par Pinochet ou Scheidemann interpose — et que cette expérience de la NULLITE de toutes les institutions « démocratiques » du capital ne poussera pas des hommes qui n'ont plus rien à perdre que leurs chaînes et quelques illusions, à de vigoureuses avancées révolutionnaires.
Une chose est sûre : venant après les refus massifs des soldats de la Police militaire d'embarquer pour l'Angola, les vols d'armes dans les casernes, les innombrables cas de fraternisation (dont le dernier fut celui des hommes envoyés à Radio - Clube, et qui firent cause commune avec les .. incitateurs à l'émeute qu'ils devaient réprimer), les manifestations de soldats du rang et de révolutionnaires mêlés, tant à Porto le 10 septembre qu'à Lisbonne le 25, les manifestations autour du RALIS et l'expression résolue de la volonté des hommes du régiment de ne pas reculer, la mutinerie du C.I.C.A. de Porto, le d r a p e a u rouge flotte depuis huit jours sur la caserne occupée, demeure bien comme l'un des plus hauts points atteints jusqu'ici en Europe par le mouvement de la révolution communiste, depuis bientôt quarante ans.
Sans doute l'insubordination ouverte des hommes du C.I.C.A.P. n'est-elle encore qu'un mouvement limité, mais le seul fait qu'une hiérarchie militaire et des autorités gouvernementales qui ne cherchent qu'à donner des preuves de leur « fermeté » n'aient pas osé se résoudre à l'écraser encore par la force, suffit à prouver qu'elles ne sont nullement assurées des rapports de force réels , et à tout le moins, qu'elles craignent qu'à semer le vent de répression armée, elles ne récoltent la tempête de mouvements insurrectionnels dont elles ne sont pas sûres de venir aisément à bout. Les Versaillais de Lisbonne et du commandement militaire du Nord, savent que c'est d'avoir voulu désarmer Paris que leurs ancêtres de 1871 durent le 18 mars, et les canons de Montmartre dirigés contre eux. A bien des égards, y a aujourd'hui au Portugal plus de possibilités d'un mouvement d'insubordination généralisé des soldats qu'il n'en existait à la veille de la Commune. Nul doute que les Scheidemann - Soares et les Pinochet - Veloso n'y aient bien réfléchi, avant d'enflammer la poudrière de Porto, dont ils ne savent désormais plus si bien si elle est le centre de la contre-révolution, ou celui de la contre contre-révolution.
A l'heure actuelle, l'équipe Azevedo - Soarès mise sur le pourrissement d'un mouvement de subversion dont, par-delà les idéologies, ils perçoivent de manière aiguë le caractère radical. « IL FAUT QUE NOUS PARVENIONS A TENIR ENCORE UN MOIS » déclarait Azevedo à « Times » , à la veille de son allocution du 13 octobre. Mais rien ne dit qu'un mois de plus d'incertitude ne sera pas un mois de plus pour la maturation d'événements révolutionnaires de portée universelle. Un mois de plus, c'est le délai que Azevedo - Soarès s'accordent pour reconstruire des forces de répression sûres et se donner les moyens de passer à l'offensive. Mais ce mois peut également être un délai suffisant pour que le mouvement de mutinerie des soldats fasse tâche d'huile, s'unifie, et pour que des couches plus larges du prolétariat passent au mouvement. Personne n'a jamais su à l'avance ce qui bouillait dans « le chaudron de sorcière de l'histoire »-.
L'heure n'est évidemment en rien à l'exaltation imbécile. Loin de nous la naïveté de la « lutte finale » Mais le mouvement social n'en sort pas moins à Lisbonne de la nuit des idéologues, où tous les chats sont gris. Les balbutiements de la reprise communiste à l'échelle sociale y sont décelables. Et quelle que soit l'issue des prochaines confrontations, le prolétariat réapparaît déjà de manière crédible comme le sujet de l'histoire moderne. Après mai 68 et Gdansk 70, le Portugal de 75 demeurera comme l'un des jalons de sa reconquête de l'initiative révolutionnaire.
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